Picrate et Siméon. Andre Beaunier
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»Les heures sonnaient, lourdes et lentes, à une horloge lamentable. Un carillon dont le mécanisme grinçait les aggravait de sa piteuse jérémiade. Une note surtout, qui achevait la ritournelle, et qui se traînait en plainte vibrante, me fendait l’âme.
»Le lendemain de mon entrée dans ce lieu d’horreur, mon oncle vint me voir. Il utilisait ce prétexte pour un bref séjour à Paris. La «récréation» battait son plein. C’est-à-dire que mes camarades menaient leur tapage, et que, moi, je m’étais relégué dans un coin de la cour, guettant la minute de la délivrance: l’«étude», malgré sa torpeur, m’était un refuge; là, au moins, je ne redoutais que le pion, ses remontrances inutiles, ses encouragements à ne point flâner; mes camarades me laissaient tranquille, et j’arrivais à m’isoler … Une porte de fer s’ouvrit. Un domestique sale hurla mon nom, tout de travers. Cela suffit à exciter mille quolibets. En outre, un jeune espiègle me ravit la petite toque fourrée, trop enfantine, que je conservais d’autrefois. Ahuri, les mains crispées dans les poches de ma veste, je restais là, ne sachant que faire, n’osant aller au parloir tête nue, n’osant bouger. On me criait: «Au parloir, tout petiot! Maman t’appelle!..» Je frissonnais de colère, de chagrin vague … Mon oncle m’aperçut et s’approcha. La scène l’avait égayé: un gros rire le secouait. Je le vis et j’éclatai en sanglots. Il fut cordial et bourru. Il me dit que je n’étais pas une petite fille, pour pleurer comme ça … «Et je ne jouais donc pas avec mes copains?.. Et qu’est-ce que c’était que ces lamentations?.. Voyons, voyons, un peu de courage, mon bonhomme!..» Je sanglotais sans pouvoir me retenir. Et, plus j’aurais voulu me maîtriser, à cause de l’humiliation d’être surpris en si misérable posture, plus abondaient mes larmes sur mes joues, sur mes mains, dans mon nez et dans ma bouche. Les exhortations de l’oncle ne réussissaient qu’à m’impatienter davantage. A bout d’arguments, il déclara: «C’est ta folle de grand’mère, avec ses dévotions, qui t’a rendu petite fille à ce point!..»
– Il avait raison! – affirma Picrate.
– Peut-être; mais surtout il avait tort. Et il me fut odieux. Cette façon de traiter ma pauvre grand’mère défunte m’offensa, comme un outrage abominable. Dès lors, je m’attachai de tout mon cœur à la mémoire de la disparue. L’oncle, les camarades, le lycée constituèrent l’ennemi. Elle, au contraire, était l’amie très douce et très bonne; et je m’attendris sur sa mort plus que le jour où je l’avais perdue. Je me rappelai son visage, que la tristesse indélébile ornait d’un charme pénétrant; je me rappelai sa voix, le toucher de ses mains et sa démarche grave et silencieuse. Mille détails se précisèrent et m’émurent: les nodosités de ses doigts, les rides de son front, les papillottes blanches qui encadraient sa figure, le tremblement perpétuel de ses lèvres minces et la lenteur de son regard. Il me sembla que je ne l’avais point aimée comme elle le méritait, que je lui avais mal témoigné mon affection déférente, que j’aurais dû dorloter mieux ses vieux jours. Ce scrupule me tourmentait. J’oubliai tout le reste.
»Dans ma pensée, elle s’idéalisa bientôt, au point d’y devenir presque une sainte auréolée, une compagne de la Sainte Vierge. Ma piété redoubla, et elle unit dans un même sentiment ces deux célestes personnes. Au fond de mon cœur elles eurent leur chapelle privilégiée, où je les honorais secrètement comme, au temps des persécutions, les chrétiens reléguaient au creux obscur des catacombes leur culte harcelé.
»Ma vie quotidienne me fut moins pénible quand j’eus organisé, hors de l’atteinte des barbares, ma rêverie. Et peu à peu leur méchanceté se lassa.
»Je devins une sorte de bon élève, afin de me préserver mieux de l’ennemi. La révolte excite la férocité des vainqueurs; les esclaves dociles ont moins à souffrir que les autres. Je crois qu’il y avait dans mon calcul de la bassesse, de la servilité: n’est-ce pas la conséquence naturelle d’une discipline quasi militaire appliquée à des garçons que ne requinque nulle ardeur belliqueuse?
»J’appris le grec et le latin.
»Picrate, as-tu réfléchi quelquefois à la prodigieuse absurdité de notre enseignement classique?
»Alors, dis-moi, je t’en conjure, pourquoi les enfants mâles de ce pays doivent passer les plus beaux jours de leur aimable adolescence à étudier ces langues mortes? Dis-le-moi!
»A étudier ces langues mortes et non, par exemple, le mède et l’éthiopien!.. Parce que la littérature latine et la grecque sont riches en souveraines beautés? Heu! pour les cinq ou six volumes latins qui méritent d’être lus, est-ce la peine, en vérité, de languir, des années durant, sur des grammaires et des lexiques? Non!.. Les grecs sont, assurément, plus dignes d’un tel effort; mais, quoi qu’il en soit, un fait domine cette discussion: sur vingt bacheliers, frais émoulus de nos lycées, il n’y en a pas deux qui puissent lire une églogue virgilienne; pas un, – tu m’entends, Picrate, pas un! – qui puisse lire une tragédie de Sophocle!.. Tel est le résultat final des études classiques: le néant. Cette seule constatation devrait suffire à éclairer nos pédagogues. Pas du tout! Ils s’acharnent.
»On affirme que jadis les jeunes Français étudiaient volontiers ces idiomes désuets et parvenaient à les bien entendre. Jadis, peut-être; aujourd’hui, non. Et l’on continue néanmoins à prendre le grec et le latin comme base de l’enseignement national. Voilà!
»Il faut un prétexte. Alors, on dit que notre langue vient directement du latin, – ce qui n’est pas vrai; – et que notre vocabulaire doit beaucoup aux racines grecques, – mais je te demande à quoi peuvent servir ces étymologies: «voix au loin», «écriture au loin», pour l’intelligence des mots téléphone ou télégramme?
»Ces pitoyables arguments prêtant à rire, on inventa le cliché de ces «vertus éducatives» que possèdent exclusivement, dit-on, le grec et le latin, – l’une des plus comiques fariboles que l’on ait imaginées pour légitimer un état de choses grotesque, mais auquel on tient fort. – Selon ces messieurs, le grec et le latin jouiraient d’une efficacité si merveilleuse qu’il serait inutile de les savoir jamais pour profiter de les avoir appris, etc … J’aurais honte, Picrate, d’arrêter là-dessus ton esprit.
»La vérité, c’est que l’on veut, coûte que coûte, épargner un désastre à des spécialistes trop âgés pour recommencer leur carrière. Il y a des marchands de grec et de latin qui, la clientèle abolie, seraient dans la misère, pauvres diables! De même, on a depuis longtemps reconnu la parfaite inutilité des sous-préfets; on ne supprimera pas les sous-préfectures: que faire de bons jeunes hommes qui ne sont pas capables d’autre chose que de parader en habit à broderies d’argent? Et quand il n’existera plus d’autre raison d’écarter l’hypothèse du désarmement général, celle-ci sera concluante: que faire de messieurs les officiers, dès lors qu’on n’aura point de soldats à leur offrir?
»On sacrifie, de cette manière, des milliers et des milliers d’adolescents au corps estimable, mais restreint, des professeurs. Que veux-tu?..
»Note encore, Picrate, pour t’amuser, que les règlements universitaires sont élaborés par des universitaires bien en place. Espères-tu que ces braves gens pousseront l’amour de l’abnégation jusqu’à se suicider? Soyons raisonnables, Picrate!.. Songe à ces gros bonnets qui ont vieilli et qui ont acquis tous les honneurs dans un état de choses où les feues langues dominaient la culture classique. Déclareront-ils, en supprimant les feues langues, cet état de choses ridicule et suranné? Autant vaudrait, pour eux, se reconnaître périmés, archaïques et, en quelque sorte, paléontologiques. Ils