Picrate et Siméon. Andre Beaunier
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»As-tu remarqué, Picrate, que, dans les tableaux religieux, les personnages, côte à côte, ne se connaissent pas? Ils n’ont pas de gestes mutuels; ils ne se regardent même pas les uns les autres. S’ils sont groupés, c’est en vertu d’un pareil sentiment qui anime chacun d’eux et tous les dirige vers Dieu.
»J’étais donc isolé. Ma petite âme faisait de vains et timides efforts pour aller retrouver, si loin, là-haut, à l’infini où se joignent les parallèles, l’âme de ma grand’mère.
»Quelquefois, excédé de désœuvrement, je poussais un grand soupir. L’orante s’inclinait vers moi et me disait:
» – Qu’est-ce, mon petit?.. Joue!
»Alors, comme ravi de la permission, je bondissais, et mon entrain me lançait à de folles gambades. Mais bientôt j’apercevais, fixé sur moi, le regard triste de ma grand’mère. Sans qu’elle fît à mes jeux une objection, je voyais dans ses yeux un amer reproche, une inquiétude douloureuse. Il n’en fallait pas plus pour me rappeler que j’abusais de la vie présente et négligeais mon éternité. Sans doute, aussi, la pauvre femme s’effarait à diagnostiquer en moi les signes d’une allégresse condamnable, oui, de la gaieté maternelle, légère et païenne un peu …
»Si je persistais dans mon tumulte exubérant, une voix craintive et dolente m’accablait de ces mots:
» – Ne fais pas trop de bruit. Sois un bon petit garçon.
»Toute mon ardeur tombait. Je concevais qu’un bon petit garçon ne joue pas. Je revenais à mon ennui sempiternel. Il me semblait que la plus grande faute et celle qui compromettait le plus dangereusement mon salut consistait à faire du bruit. J’identifiai le silence et la sainteté. Mais le silence m’était insupportable.
»En outre, il me faisait peur; la sainteté aussi. La sainteté, le silence et la mort étaient liés dans ma puérile imagination. Le soir, au fond de mon alcôve, j’évoquais les défunts nombreux de la famille, mon père lugubre, ma mère indistincte, des oncles et des tantes, des aïeux et des aïeules dont je ne savais rien, sinon qu’ils avaient autrefois vécu, dans cette chambre, et qu’il fallait prier pour eux, afin de leur valoir le suprême repos.
»Picrate, la maison de mon enfance était pleine de morts. Il y avait aux murs, le long des glaces, au-dessus des cheminées, leurs portraits, daguerréotypes miroitants où apparaissaient de pauvres visages, et photographies à demi effacées par le temps. Des anecdotes relatives à leur passage ancien sur la terre sanctifiaient chaque meuble. Un petit fauteuil de tapisserie, que j’aimais parce qu’il était bien à ma taille et qu’on nommait «le fauteuil de l’oncle Bernard», un jour me devint odieux, l’oncle Bernard m’ayant troublé, la précédente nuit, en rêve, à l’état de squelette.
»Cette famille antérieure m’était quotidiennement rappelée par l’énumération que ma prière en faisait. Aux princes héritiers on enseigne leur généalogie, afin qu’elle leur soit un motif d’orgueil; moi, j’ai connu mon ascendance à force de supplier Dieu que ses péchés lui fussent remis.
»Tous ces morts!.. Il me semblait que ma grand’mère et moi n’étions vivants que par hasard. La singularité de cet accident m’étonnait. J’en vins à me figurer que nous avions été laissés ici-bas en vue de quelque mission rédemptrice.
»Ah! Picrate, je donnerai un libre cours à tout le lyrisme qui m’oppresse!.. Je n’imagine rien de plus pathétique au monde que ma vie d’enfant. Si elle m’émeut ainsi, c’est peut-être de par l’inévitable égoïsme; mais plutôt elle me paraît émouvante de résumer en sa durée courte la millénaire angoisse humaine. Quand le soir tombait de la cathédrale en nappes d’ombre, Picrate, je me sentais environné de siècles morts, qui autour de moi subsistaient. Du fond des lointains funèbres, des âmes abolies d’ancêtres anonymes, suscitées comme par un prestige impérieux, s’agitaient en moi et me tourmentaient.
»J’étais une tombe consciente de ses cadavres!
»Seule me fut douce et bienfaisante l’église. J’y ai goûté des heures délicieuses, certes dangereuses et qui alarmaient mon cœur excessivement! Des heures de volupté charmante.
»Les chants, l’alternative savamment ménagée de la musique et du silence entretenaient ma ferveur. Le luxe des cérémonies me divertissait. L’illumination de l’autel me ravissait. Et les vitraux peints, éclairés de soleil, me composaient le plus beau des livres d’images.
»Tu sais, Picrate, l’objet de ces verrières magnifiques que des artistes pieux ont placées au fenestrage des églises: elles étaient destinées à l’enseignement du peuple. On célébrait l’office en latin; les symboles de la liturgie ne sont point accessibles à l’intelligence des pauvres diables; et même les sermons risquent de dépasser l’entendement des multitudes. Les images sont mieux persuasives, et leurs riches couleurs attirent l’attention du populaire. Enfin, les vitraux eurent dans les églises médiévales un peu la même utilité que, de nos jours, dans les casernes, les tableaux de la propagande anti-alcoolique.
»L’Évangile, la vie des saints, les dévotes légendes, figurés sur les belles verrières éblouissantes, je les connus et les aimai. J’appris ainsi l’aventure de saint Hubert et son histoire de chasse qui tourne si bien à l’édification. Ce fut mon cher espoir de rencontrer, plus tard, en quelque course forestière, un cerf porteur, entre ses amples ramures, d’une croix lumineuse. Je rêvai d’être un saint, pour le plaisir de tels incidents merveilleux. Cependant l’histoire de l’enfant prodigue avait toutes mes préférences, à cause des jeunes filles élégantes qui, penchées sur l’adolescent, le couronnent de roses et le festoient. Leur geste souple et amical, la gentillesse de leur procédé, la courtoisie de leurs manières me les rendaient plus sympathiques, sans doute, que ne l’avait voulu l’artiste pieux. Une pareille compagnie m’eût agréé tant et si bien que je ne fusse pas revenu vers la demeure paternelle au mépris de telles félicités. Plutôt, j’aurais gardé, de temps à autre, les cochons afin d’expier, par périodes, mes délices … Et je voyais encore, dans la transparence des vitres, Roland qui donne de son épée illustre sur la roche de Roncevaux et qui souffle, à s’en rompre le cou, l’appel du cor d’ivoire. Que j’eusse volontiers suivi ce fier exemple!
»Ainsi se mêlaient à mes piétés de profanes désirs, du reste vagues et ingénus. Je n’osais pas m’y arrêter, craignant les perfides embûches du Tentateur et sachant qu’il se dissimule, lui si laid, sous les dehors les plus alliciants.
»J’étais enfant de chœur; et je dois à l’exercice de ces modestes fonctions quelques-uns des souvenirs qui me sont le plus précieux. J’aimais surtout les messes matinales. Il faut dès l’aurore être debout, s’habiller vite et se laver en hâte. L’eau est froide et vous réveille bien. Dehors, il n’y a personne dans les rues. Les marchands ouvrent à peine leurs boutiques. On sent qu’on se dévoue au service du Seigneur, qu’on est son Éliacin. Cette pensée vous anime: et vous courez, heureux d’être pur et consacré aux divines tâches. Le bedeau vous accueille avec bonhomie à la porte de la cathédrale, plus silencieuse que jamais, vaste et sublime.
»Le lourd battant de cuir feutré faisait, en retombant sur son cadre, un bruit sourd et bientôt perdu dans la déserte immensité des voûtes; et alors le monde extérieur n’existait plus. Le soleil levant, radieux aux vitres multicolores, semblait émané d’elles. La cathédrale était la seule réalité; le reste avait sombré dans le néant, et moi,