Picrate et Siméon. Andre Beaunier
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Et, une autre fois, Siméon lui dit:
– Entre toi et moi, Picrate, entre tes opinions et les miennes, entre ta philosophie et la mienne, c’est-à-dire entre ta conception de la vie et la mienne, il y a cette différence: moi, de mon siège élevé, je regarde les choses de haut en bas; toi, tout proche du sol, tu les regardes de bas en haut.
Sa voix, en prononçant ces paroles, s’adoucissait et s’attendrissait.
A partir de ce jour, ils furent amis.
C’était un doux soir de mars, lumineux et pur, où un peu de tiédeur passait dans l’air léger, où le printemps se pressentait. Et Siméon disait à Picrate:
– Pauvre Picrate terre à terre, je t’enseignerai à considérer les choses et la vie du haut d’un siège élevé.
Picrate fut ému. Très humble, il murmura:
– Mais toi, Siméon, qui possèdes toute sagesse, qu’auras-tu à gagner en ma compagnie?
– Tu me raconteras ce que tu vois sur le sol dont tu es si proche. Tu me raconteras ce que tu sais des gens dont tu frôles les pantalons et les robes. Et moi, j’estimerai s’il faut tenir compte de ces toutes petites choses. Parmi elles, n’y en a-t-il pas de très précieuses que je néglige?.. Allons prendre un verre, Picrate, provisoirement.
…Ils décidèrent de se retrouver, quotidiennement, la journée finie. Leur rendez-vous était aux Batignolles, dans un modeste cabaret. Ils cassaient une croûte dans du café noir et causaient, une petite heure, avant de s’en aller chacun chez soi. On hissait Picrate sur la banquette, avec son chariot; Siméon s’asseyait en face de lui … Ils n’avaient de famille ni l’un ni l’autre, et leur amitié réciproque leur fut agréable à tous deux.
II
HISTOIRE DE SIMÉON
– Si j’entreprends de te raconter mon histoire, Picrate, ce n’est pas qu’elle me paraisse admirable ni singulière; seulement, il n’y en a pas d’autre que je connaisse mieux.
»Tout est dans tout; il tient beaucoup d’humanité dans une courte vie humaine, même modeste et dépourvue d’extraordinaires accidents. Les annalistes ont tort de n’enregistrer que des batailles, des entrevues de souverains et des conclusions de traités: la destinée d’un pauvre homme est plus significative et poignante …
»Quoi qu’il en soit, au surplus, d’Alexandre le Grand, de Charlemagne et de Louis XIV, je suis né, voici quarante ans à peu près, dans une petite ville beauceronne, composée d’une cathédrale et de quelques maisons autour. Je ne sais pas de lieu, sur terre, plus excessivement silencieux que celui-là.
»Ailleurs, dans la campagne, on entend des rumeurs confuses, des chants d’oiseaux, des cliquetis de feuilles. La campagne est vivante; on y travaille, elle-même travaille à produire les moissons. Tandis que ma ville natale est morte: elle était morte bien avant que je vinsse au monde. Les gens qui continuent d’y demeurer ne vivent qu’à peine: on les dirait soigneux de ne pas faire de bruit, comme dans une chambre mortuaire.
»Les rues sinueuses, bordées de vieux murs moussus, ont de l’herbe entre leurs pavés. Et il n’y passe guère personne qu’aux jours de marché.
»C’est une ville, pourtant, immémoriale et qui eut son temps de magnificence. Cette cathédrale prodigieuse indique évidemment que cette ville fut un centre de richesse et d’activité, autrefois, il y a six siècles environ. Quand on la construisit, on ne disposait pas de moyens commodes et expéditifs. La pierre en était prise à des carrières éloignées. On transportait les blocs sur des chars que des hommes traînaient au chant des cantiques. Le soir, on s’arrêtait et campait. Et la Notre-Dame pour qui ces gens peinaient les gratifiait de miracles suaves. Ainsi s’édifia cette masse énorme et gracieuse, où se résume le labeur de plusieurs milliers d’existences anonymes.
»Or, si l’on fouille au pied de cette cathédrale, on découvre les fondations d’églises plus anciennes, toujours plus anciennes, à mesure qu’on enfonce davantage dans le sol; les derniers vestiges que l’on remarque proviennent, sans doute, d’un temple païen et d’un sanctuaire druidique.
»Ah! Picrate, tu te figures que je suis loin de mon propos? Mais cette cathédrale a tant pesé sur mon enfance que j’en sens, aujourd’hui encore, l’ombre fraîche et l’odorante humidité autour de moi. Picrate, je ne saurais te rendre intelligible ma vie sans t’avoir expliqué cette cathédrale!..
»Ces ouvriers qui l’ont bâtie, ces gens qui vinrent y prier, il y a six siècles, et ceux aussi qui avaient bâti, pour y prier, les églises antérieures, faut-il dire qu’ils sont morts? Le trépas ne les a point anéantis. Il ne reste rien de leurs corps qu’un peu de poussière méconnaissable mêlée à la terre; et de l’aventure de leurs âmes dans les paradis ou les purgatoires, je ne sais rien. Mais leur fantôme, je l’affirme, est toujours là. Pas leur fantôme, si tu veux. Je ne te parle point d’apparitions: ne prends pas mon récit pour un conte de revenants! Quelque chose d’eux, que je ne sais nommer et qui ressemble à eux-mêmes singulièrement, subsiste à jamais dans la vieille ville qu’ils ont occupée. On ne les voit pas, et l’on vit en leur compagnie sans apercevoir leur présence. Ce n’est peut-être que leur souvenir … Encore ce souvenir est-il étonnant en ceci qu’il échappe à la claire conscience. Ainsi la plupart de mes compatriotes, qui ignorent tout du passé, se souviennent d’eux et ne savent pas qu’ils ont existé.
»Ces morts vivants, j’ai grandi parmi eux, pareil à eux. J’ai suivi, dans les nefs de la cathédrale et dans la crypte noire, des processions qu’ils menaient, occultes pèlerins. Et j’ai récité des prières qu’ils me soufflaient, et j’ai fait les signes de croix qu’ils ont voulu.
»La petite âme avec laquelle j’étais né, ils ne l’ont pas laissée s’ouvrir, selon sa guise, à la vie nouvelle. Ils l’ont façonnée, ils l’ont travaillée. Ah! que de fois, Picrate, quand une ingénue velléité allait s’éveiller en moi, j’ai senti qu’ils étaient là, prêts à contenir mes beaux élans! Alors je n’avais plus qu’à leur obéir docilement. Ils m’avaient ravi ma force jeune, pour m’asservir mieux.
»De ma mère, Picrate, je ne te dirai rien. Je ne l’ai pas connue. Elle est morte très peu d’années après ma naissance: quelque effort que je fasse, il m’est impossible de me la rappeler. Jamais on ne me parlait d’elle, ni mon père ni ma grand’mère. A mes questions, plus tard, on ne répondit que d’une manière évasive. J’ai soupçonné qu’il y avait un mystère sur sa mort; j’ai deviné qu’avant de mourir, prématurément, elle avait été frivole assez pour qu’en prissent ombrage la jalousie de mon père et l’austérité de la famille. Quel fut son péché? je l’ignore. Elle était Provençale. On l’avait exilée de sa gaie patrie dans la sombre ville beauceronne, dans la vieille maison grise et morne de mes grands-parents. J’imagine que son allégresse méridionale ne put s’accoutumer à cette existence privée de soleil et de joie …
»Je ne possède nulle image de ses traits; je l’ignore autant que nul être au monde. Et pourtant sa pensée m’obsède. Je