Picrate et Siméon. Andre Beaunier
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– Tu vois bien! – s’écria Picrate.
– Je vois bien – reprit Siméon. – Oui, je vois bien qu’il est terrible pour un peuple tel qu’était le nôtre au temps de Philippe-Auguste ou de saint Louis, de subir la lourde oppression d’un culte oriental, transcrit en latin par les successeurs ecclésiastiques des Césars quelque mille ans plus tôt. Ce culte qui s’imposait si violemment n’était pas fait pour nous; il n’était pas né sur notre sol, et il ne répondait pas à nos aspirations particulières, à nos besoins. Il venait du dehors, en conquérant; et sa tyrannie fut, à cause de cela, plus gênante. Seulement, Picrate, disons: «Heureux les peuples qui n’auraient pas de livres sacrés!..» Car ils en ont tous. Cherche avec moi, dans l’histoire des civilisations. Eh bien?.. il y a les Grecs, que Renan définit: «le seul miracle de l’histoire». Platon, dans son Timée, raconte à leur sujet une anecdote merveilleuse et que je t’engage à méditer. Donc, Timée visita l’Égypte, – l’Égypte millénaire, emmaillottée de traditions, comme de leurs bandelettes ses momies. – Il rencontra le prêtre d’un temple très ancien. Ce vieil homme lui dit: «Vous êtes des enfants, vous, les Grecs, vous êtes la jeunesse du monde; tandis que nous, un immémorial passé nous accable. Chez nous, rien ne s’est aboli au cours de la durée. Nos temples et nos bibliothèques conservent éternellement les plus lointains souvenirs. Vous avez eu, vous, le déluge de Deucalion qui ravagea et rénova tout le pays; il ne laissa subsister que les pâtres, au sommet des montagnes, les pâtres étrangers aux Muses et qui ne savent pas l’histoire. Chez nous, le Nil déborde avec régularité; il épargne nos monuments. Aussi sommes-nous vieux et êtes-vous, ô Grecs, des enfants …»
»Cet admirable discours, d’un si délicieux anarchisme, est poignant. Songe, Picrate, qu’il nous fait remonter à plus de quatre siècles avant notre ère: alors déjà l’on s’attristait de la vieillesse de la Terre!
»Or, aujourd’hui, le soin des savants a trouvé que les Grecs eux-mêmes, ce peuple privilégié, subit l’influence des civilisations orientales, qu’il leur doit, en bonne partie, sa religion, que l’hellénisme n’est pas autochtone comme il se vantait de l’être.
»Ainsi s’atténue et se gâte le «seul miracle de l’histoire». Picrate, il n’y a pas de miracle dans l’histoire. Un fait la domine toute: la survivance des idées bien au delà des hommes qui les inventèrent pour leur usage ou leur agrément. Après qu’elles n’ont plus de raison d’être, après que sont morts leurs promoteurs, après qu’ont changé les circonstances qui les légitimaient, elles demeurent, elles s’obstinent à régner …
– Il faut qu’on les tue! – s’écria Picrate.
– Seulement, – répliqua Siméon, – elles sont pareilles à ces monstres de la Fable, que l’on ne peut tuer et qui renaissent de leurs cadavres … M. Combes, ministre des Cultes et qui ne rêve que de les détruire tous, a dit un jour une parole pleine de sens: «On ne supprime pas, d’un trait de plume, quinze siècles d’histoire …» La vérité, Picrate, c’est qu’on ne supprime de l’histoire absolument rien. Certains faits sont plus riches que d’autres en conséquences durables; les plus menus augmentent quelque peu les complexités ultérieures. Il est vain de prétendre, une fois, décréter: «Nous allons faire comme si le christianisme n’avait point eu lieu.» C’est une simagrée. Il est fou de vouloir vivre comme si d’innombrables générations humaines n’avaient essayé, bien avant nous, mille et mille manières de vivre.
»Que cette pensée soit mélancolique, je l’avoue. Que l’on puisse n’en pas tenir compte, je le nie.
»Un seul homme, vois-tu, Picrate, eut ici-bas le privilège de vivre une vie neuve, de l’arranger à sa guise et d’en goûter la parfaite fraîcheur: c’est Adam!
»Je songe souvent à lui. J’imagine qu’il dut lui être exquis de vivre sans que nulle hérédité lui donnât le sentiment qu’il ressassait. Il a vu le premier lever de l’aube, il a vu le premier printemps. Il s’est enivré des premières fleurs et du baiser de la première femme. Il lui était impossible de rien prévoir; son ingénuité protégeait sa ferveur du désastre de l’habitude, et il allait de surprise en surprise: il put s’émerveiller sans cesse. La douleur même lui dut être charmante. Il ignorait qu’elle fût la douleur; il ignorait la signification des larmes: qui sait s’il ne leur trouva pas une saveur délicieuse? Il ne dépendait que de soi; rien n’était, autour de lui, galvaudé. Chacune de ses impressions lui appartenait et ne s’altérait pas d’un vieil usage séculaire. Telle fut sa destinée unique.
»Ses fils héritèrent de lui son expérience; il leur avait déjà gâté la nouveauté de vivre. Lui-même n’en profita qu’une saison, sans doute. Il s’accoutuma vite à ses entours. Il eut bientôt la certitude qu’un jour suivrait une nuit achevée; l’aube cessa de l’étonner et dès lors perdit son principal attrait.
»La douceur de vivre la vie nouvelle est ce qu’on nomme, en langage biblique, le paradis terrestre, – lequel ne pouvait être qu’éphémère. – Adam fut chassé de ce beau paradis, c’est-à-dire que l’habitude avait gâté son fin bonheur. La faute originelle, irrémédiable, fut d’avoir vécu. Elle se transmit de génération en génération, de par l’hérédité funeste. Et le paradis terrestre est fermé pour jamais. D’aventureux rêveurs en ont cherché la porte, inutilement.
»Excuse-moi, Picrate, d’avoir recours à des symboles de l’ancienne Loi. Fais-moi l’amitié de ne crier point, là-dessus: «A bas la calotte!» En échange de quoi je te concède que cet Adam, que je suppose, est une hypothèse désuète. Si tu y tiens, j’accorde qu’il fut une espèce de brute, incapable de profiter de son incomparable privilège. Traitons-le d’anthropopithèque et n’en parlons plus.
»Mais, si je renonce volontiers aux termes de ma métaphore, je n’abandonne pas mes conclusions, et j’insiste, Picrate, pour que tu prennes conscience du passé.
– Pas du tout! – s’écria Picrate. – Le passé, je le supprime. L’avenir seul me préoccupe. Je suis un homme de progrès, et tu es un homme de réaction.
– Crois-tu?
– Je ne crois pas, je suis sûr!
– Cela revient au même, – fit observer Siméon; – entre tes assurances et mes présomptions, il n’y a que la différence de nos tempéraments: la certitude est l’opinion des nervoso-sanguins, comme le probabilisme est la philosophie des lymphatiques. Omettons, si tu veux, les particularités du vocabulaire et limitons à l’essentiel notre dispute … Tu m’appelles réactionnaire et me traites de clérical. Ton erreur me désole et m’amuse. Elle me prouve combien vous autres, les libres-penseurs, êtes pourvus d’un caractère religieux. Votre secte est intransigeante comme les sectes rivales, et vous dites aussi: «Quiconque n’est point avec moi est contre moi.» C’est le point de départ de tout évangile.
»Tu me dis clérical parce que je m’applique à parler doucement des vieux rêves humains, parce