Picrate et Siméon. Andre Beaunier
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Il y en avait, parmi ces images, qui évoquaient des scènes religieuses, telles que la Crucifixion, la Sainte-Cène, le Sacré-Cœur saignant sur la robe bleue du Sauveur, l’Assomption de la Vierge, la Crèche avec l’âne et le bœuf. Celles-là, Picrate savait bien qu’elles n’étaient de vente qu’à la porte des églises: il les fourra de nouveau sur son estomac. D’autres, au revers de cartes postales, représentaient de fâcheuses frivolités, décolletages excessifs, voire nudités complètes en des poses peu chastes; ailleurs, même, l’artiste s’était livré à de condamnables facéties, touchant l’amour et ses pratiques habituelles. Picrate n’offrait ces gaudrioles qu’à la terrasse des cafés, passé minuit. Pour l’après-midi, dans les quartiers honnêtes, il avait des collections intermédiaires, aussi éloignées de la mysticité que de la pornographie. Les monuments de Paris, par exemple. Et il avait soin de bien approprier son étalage à sa clientèle. Pour ce quartier de l’Europe, la gare Saint-Lazare était tout indiquée, la statue d’Alexandre Dumas père, le parc Monceau, le Maupassant insoucieux de la dame qui flâne au pied de son socle, l’Ambroise Thomas qui est insensible aux chansons d’une petite fille, etc … Ces photogravures anodines, Picrate les disposa devant lui, à l’intérieur du chariot, appuyées sur le bas de son corps; il en prit à la main quelques-unes, en éventail …
Il ne lui restait plus qu’à guetter l’acheteur éventuel. Satisfait de ces justes préparatifs, il regardait vaguement en face. Ses yeux tombèrent sur le cocher qui était en tête de file, et flamboyèrent, car ce cocher l’examinait avec une insistance amusée, qui lui parut narquoise, blessante. Il sentit que sa haine de la corporation tout entière se réveillait et se concentrait sur cet homme. Il fulmina:
– Eh bien?..
Le cocher ne bronchait pas.
– Eh bien, eh bien? C’est-il que je suis une curiosité? – hurla Picrate.
Et il rassembla, d’un geste brusque, l’éventail des cartes postales illustrées. Allait-il, de nouveau, bondir? Il frémit, dans sa boîte, immobilisé par le bas, mais les poings agités. Cependant le cocher souriait à la vaine exaspération de Picrate.
Picrate lui jeta tout son mépris, en termes véhéments …
– Ne te dérange pas, – dit enfin le cocher, du haut de son siège, sans bouger, sans décroiser les bras, sans que s’altérât sa quiète physionomie.
Et il dit ces quatre mots avec une telle assurance souveraine que Picrate subit le prestige d’une si magistrale sérénité: Picrate se tut.
Après un instant de silence, le cocher dit encore:
– Ne te dérange pas.
Picrate regardait fixement cet homme paisible; et ses bras pendirent et son visage parut stupide. Un peu plus tard, il demanda:
– Est-ce que tu étais là, tout à l’heure?
– Quand ça? fit le cocher.
– Tout à l’heure …
Et le cocher riait, en demandant à son tour:
– Et toi?
Certes, il riait, mais point méchamment, avec bonhomie. Si bien que Picrate, au lieu de se fâcher, fut confus. Ses nerfs fatigués se détendaient, et son cœur, après tant de colère inutile, s’amollissait. Même, il lui vint aux yeux de l’émotion.
Le cocher affirma:
– Il n’y a pas de honte, tu sais!..
Comme si cette petite phrase leur en donnait la permission, de lourdes larmes se détachèrent des cils de Picrate et rebondirent sur ses joues. Du revers de sa manche il s’essuya les yeux et demeura, la tête basse, à considérer sur le sol de la philosophie douloureuse.
Le soir de fin d’hiver tombait. Les autres cochers étaient, dans les caboulots voisins, à dîner. Un contrôleur notait les numéros des fiacres qui stationnaient. Les vagues passants affairés ne faisaient pas attention au dialogue furtif de ces deux bonshommes. Dans cette foule éparse, une sorte d’intimité fut possible. Le cocher descendit de son siège et, s’approchant de Picrate mélancolique, lui déclara:
– Je le savais bien, que tu n’étais pas une brute.
Picrate eut un sursaut d’orgueil et répliqua:
– Plus souvent! Je n’ai pas toujours été cul-de-jatte.
– J’en suis bien sûr, – répondit le cocher poliment.
Car il comprit que, pour Picrate, il y avait, à posséder des jambes, de la dignité.
Mais Picrate dit, et, cette fois, avec un peu d’emphase et d’exaltation, avec le pauvre désir d’étonner:
– Tel que tu me vois, je suis ancien élève de l’École centrale.
Et il insista:
– Comme je te le dis!
Seulement, le cocher ne fut pas émerveillé le moins du monde. Donc, Picrate essaya de ce commentaire:
– Je peux me qualifier d’ingénieur civil!
Le cocher conclut simplement:
– Ça te fait une belle jambe!..
– Ça m’en a coûté deux! – s’écria Picrate.
Et il voulut raconter son accident. Sorti de l’École, avec ce titre somptueux d’ingénieur, il entre dans une compagnie de chemins de fer en qualité de mécanicien, à douze cents francs par an. Une nuit, il dégringole de sa machine et, sur les rails, il a les jambes coupées. Voilà!.. Picrate expliqua ce fait divers, au moyen de termes techniques. Il s’aperçut bientôt que son interlocuteur se désintéressait des détails. Lui-même, ayant fait depuis vingt ans ce récit mille et mille fois, n’éprouva pas le besoin de s’y éterniser.
– Voilà!.. – conclut-il.
Et ils restèrent tous les deux en présence de cette constatation, dont il n’y avait rien à tirer: Picrate n’avait plus de jambes. Ils se turent …
– Et toi? – dit enfin Picrate, pour dire quelque chose.
– Eh bien, moi, tu vois, je suis cocher.
– Comment te nommes-tu?
– Siméon, si tu veux, pour abréger.
– Il y a longtemps que tu conduis?
Le cocher imita le ton de Picrate affirmant sa grandeur passée et déclama:
– Je n’ai pas toujours été cocher!..
– Probable, – remarqua Picrate, – que tu n’es