La religieuse. Dénis Diderot

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La religieuse - Dénis Diderot

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à présent que je me rappelle toutes ces cérémonies, il me semble qu'elles avaient quelque chose de solennel et de bien touchant9 pour une jeune innocente que son penchant n'entraînerait point ailleurs. On me conduisit à l'église; on célébra la sainte messe: le bon vicaire, qui me soupçonnait une résignation que je n'avais point, me fit un long sermon où il n'y avait pas un mot qui ne fût à contre-sens; c'était quelque chose de bien ridicule que tout ce qu'il me disait de mon bonheur, de la grâce, de mon courage, de mon zèle, de ma ferveur et de tous les beaux sentiments qu'il me supposait. Ce contraste et de son éloge et de la démarche que j'allais faire me troubla; j'eus des moments d'incertitude, mais qui durèrent peu. Je n'en sentis que mieux que je manquais de tout ce qu'il fallait avoir pour être une bonne religieuse. Enfin le moment terrible arriva. Lorsqu'il fallut entrer dans le lieu où je devais prononcer le vœu de mon engagement, je ne me trouvai plus de jambes; deux de mes compagnes me prirent sous les bras; j'avais la tête renversée sur une d'elles, et je me traînais. Je ne sais ce qui se passait dans l'âme des assistants, mais ils voyaient une jeune victime mourante qu'on portait à l'autel, et il s'échappait de toutes parts des soupirs et des sanglots, au milieu desquels je suis bien sûre que ceux de mon père et de ma mère ne se firent point entendre. Tout le monde était debout; il y avait de jeunes personnes montées sur des chaises, et attachées aux barreaux de la grille; et il se faisait un profond silence, lorsque celui qui présidait à ma profession me dit: «Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous de dire la vérité?

      – Je le promets.

      – Est-ce de votre plein gré et de votre libre volonté que vous êtes ici?»

      Je répondis, «non;» mais celles qui m'accompagnaient répondirent pour moi, «oui.»

      «Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance?»

      J'hésitai un moment; le prêtre attendit; et je répondis:

      «Non, monsieur.»

      Il recommença:

      «Marie-Suzanne Simonin, promettez-vous à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance?»

      Je lui répondis d'une voix plus ferme:

      «Non, monsieur, non.»

      Il s'arrêta et me dit: «Mon enfant, remettez-vous, et écoutez-moi.

      – Monseigneur, lui dis-je, vous me demandez si je promets à Dieu chasteté, pauvreté et obéissance; je vous ai bien entendu, et je vous réponds que non…»

      Et me tournant ensuite vers les assistants, entre lesquels il s'était élevé un assez grand murmure, je fis signe que je voulais parler; le murmure cessa et je dis:

      «Messieurs, et vous surtout mon père et ma mère, je vous prends tous à témoin…»

      À ces mots une des sœurs laissa tomber le voile de la grille, et je vis qu'il était inutile de continuer. Les religieuses m'entourèrent, m'accablèrent de reproches; je les écoutai sans mot dire. On me conduisit dans ma cellule, où l'on m'enferma sous la clef.

      Là, seule, livrée à mes réflexions, je commençai à rassurer mon âme; je revins sur ma démarche, et je ne m'en repentis point. Je vis qu'après l'éclat que j'avais fait, il était impossible que je restasse ici longtemps, et que peut-être on n'oserait pas me remettre en couvent. Je ne savais ce qu'on ferait de moi; mais je ne voyais rien de pis que d'être religieuse malgré soi. Je demeurai assez longtemps sans entendre parler de qui que ce fût. Celles qui m'apportaient à manger entraient, mettaient mon dîner à terre et s'en allaient en silence. Au bout d'un mois on m'apporta des habits de séculière; je quittai ceux de la maison; la supérieure vint et me dit de la suivre. Je la suivis jusqu'à la porte conventuelle; là je montai dans une voiture où je trouvai ma mère seule qui m'attendait; je m'assis sur le devant; et le carrosse partit. Nous restâmes l'une vis-à-vis de l'autre quelque temps sans mot dire; j'avais les yeux baissés, et je n'osais la regarder. Je ne sais ce qui se passait dans mon âme; mais tout à coup je me jetai à ses pieds, et je penchai ma tête sur ses genoux; je ne lui parlais pas, mais je sanglotais et j'étouffais. Elle me repoussa durement. Je ne me relevai pas; le sang me vint au nez; je saisis une de ses mains malgré qu'elle en eût; et l'arrosant de mes larmes et de mon sang qui coulait, appuyant ma bouche sur cette main, je la baisais et je lui disais: «Vous êtes toujours ma mère, je suis toujours votre enfant…» Et elle me répondit (en me poussant encore plus rudement, et en arrachant sa main d'entre les miennes): «Relevez-vous, malheureuse, relevez-vous.» Je lui obéis, je me rassis, et je tirai ma coiffe sur mon visage. Elle avait mis tant d'autorité et de fermeté dans le son de sa voix, que je crus devoir me dérober à ses yeux10. Mes larmes et le sang qui coulait de mon nez se mêlaient ensemble, descendaient le long de mes bras, et j'en étais toute couverte sans que je m'en aperçusse. À quelques mots qu'elle dit, je conçus que sa robe et son linge en avaient été tachés, et que cela lui déplaisait. Nous arrivâmes à la maison, où l'on me conduisit tout de suite à une petite chambre qu'on m'avait préparée. Je me jetai encore à ses genoux sur l'escalier; je la retins par son vêtement; mais tout ce que j'en obtins, ce fut de se retourner de mon côté et de me regarder avec un mouvement d'indignation de la tête, de la bouche et des yeux, que vous concevez mieux que je ne puis vous le rendre.

      J'entrai dans ma nouvelle prison, où je passai six mois, sollicitant tous les jours inutilement la grâce de lui parler, de voir mon père ou de leur écrire. On m'apportait à manger, on me servait; une domestique m'accompagnait à la messe les jours de fête, et me renfermait. Je lisais, je travaillais, je pleurais, je chantais quelquefois; et c'est ainsi que mes journées se passaient. Un sentiment secret me soutenait, c'est que j'étais libre, et que mon sort, quelque dur qu'il fût, pouvait changer. Mais il était décidé que je serais religieuse, et je le fus.

      Tant d'inhumanité, tant d'opiniâtreté de la part de mes parents, ont achevé de me confirmer ce que je soupçonnais de ma naissance; je n'ai jamais pu trouver d'autres moyens de les excuser. Ma mère craignait apparemment que je ne revinsse un jour sur le partage des biens; que je ne redemandasse ma légitime, et que je n'associasse un enfant naturel à des enfants légitimes. Mais ce qui n'était qu'une conjecture va se tourner en certitude.

      Tandis que j'étais enfermée à la maison, je faisais peu d'exercices extérieurs de religion; cependant on m'envoyait à confesse la veille des grandes fêtes. Je vous ai dit que j'avais le même directeur que ma mère; je lui parlai, je lui exposai toute la dureté de la conduite qu'on avait tenue avec moi depuis environ trois ans. Il la savait. Je me plaignis de ma mère surtout avec amertume et ressentiment. Ce prêtre était entré tard dans l'état religieux; il avait de l'humanité; il m'écouta tranquillement, et me dit:

      «Mon enfant, plaignez votre mère, plaignez-la plus encore que vous ne la blâmez. Elle a l'âme bonne; soyez sûre que c'est malgré elle qu'elle en use ainsi.

      – Malgré elle, monsieur! Et qu'est-ce qui peut l'y contraindre! Ne m'a-t-elle pas mise au monde? Et quelle différence y a-t-il entre mes sœurs et moi?

      – Beaucoup.

      – Beaucoup! je n'entends rien à votre réponse…»

      J'allais entrer dans la comparaison de mes sœurs et de moi, lorsqu'il m'arrêta et me dit:

      «Allez, allez, l'inhumanité n'est pas le vice de vos parents; tâchez de prendre votre sort en patience, et de vous en faire du moins un mérite devant Dieu. Je verrai votre mère, et soyez sûre que j'emploierai pour vous servir tout ce que je puis avoir d'ascendant sur son esprit…»

      Ce beaucoup, qu'il m'avait répondu,

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<p>9</p>

Dans un Essai sur les Fêtes nationales, an II (1794), Boissy-d'Anglas dit que Diderot n'a jamais pu voir sans attendrissement, sans un sentiment de respect, d'admiration, la procession de la Fête-Dieu.

<p>10</p>

Variante: Que je n'osais la regarder.