Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice. Brontë Charlotte
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– Aimeriez-vous à aller en pension?»
Je réfléchis de nouveau. Je savais à peine ce qu'était une pension. Bessie m'en avait parlé comme d'une maison où les jeunes filles étaient assises sur des bancs de bois, devant une grande table, et où l'on exigeait d'elles de la douceur et de l'exactitude. John Reed détestait sa pension et raillait ses maîtres; mais les goûts de John ne pouvaient servir de règle aux miens. Si les détails que m'avait donnés Bessie, détails qui lui avaient été fournis par les jeunes filles d'une maison où elle avait servi avant de venir à Gateshead, étaient un peu effrayants, d'un autre côté, je trouvais bien de l'attrait dans les talents acquis par ces mêmes jeunes filles. Bessie me vantait les beaux paysages, les jolies fleurs exécutés par elles; puis elles savaient chanter des romances, jouer des pièces, traduire des livres français. En écoutant Bessie, mon esprit avait été frappé, et je sentais l'émulation s'éveiller en moi. D'ailleurs, la pension amènerait un complet changement de vie, remplirait une longue journée, m'éloignerait des habitants du château, serait enfin le commencement d'une nouvelle existence.
«Que j'aimerais à aller en pension! répondis-je sans plus d'hésitation.
– Eh bien, eh bien! qui sait ce qui peut arriver? me dit M. Loyd en se levant. Il faudrait à cette enfant un changement d'air et d'entourage, ajouta-t-il, comme se parlant à lui-même, les nerfs ne sont pas en bon état.»
Bessie rentra. Au même moment on entendit la voiture de Mme Reed qui roulait dans la cour.
«Est-ce votre maîtresse, Bessie? demanda M. Loyd. Je voudrais bien lui parler avant de partir.»
Bessie l'invita à passer dans la salle à manger, et elle marcha devant lui pour lui montrer le chemin.
Dans l'entretien qui eut lieu entre lui et Mme Reed, je suppose, d'après ce qui se passa plus tard, que le pharmacien l'engagea à m'envoyer en pension. Cet avis fut sans doute adopté tout de suite; car le soir même Abbot et Bessie vinrent dans la chambre des enfants, et, me croyant endormie, se mirent à causer sur ce sujet.
«Madame, disait Abbot, est bien contente de se trouver débarrassée de cette ennuyeuse enfant, qui semble toujours vouloir surveiller tout le monde ou méditer quelque complot.»
Je crois qu'Abbot me considérait comme un Guy Faukes enfant.
Alors, pour la première fois, j'appris par la conversation d'Abbot et de Bessie que mon père avait été un pauvre ministre, ma mère l'avait épousé malgré ses amis, qui considéraient ce mariage comme au-dessous d'elle. Mon grand-père Reed, irrité de cette désobéissance, avait privé ma mère de sa dot.
Après un an de mariage, mon père fut attaqué du typhus. La contagion l'avait atteint pendant qu'il visitait les pauvres d'une grande ville manufacturière, où l'épidémie faisait de rapides progrès. Ma mère tomba malade en le soignant, et tous deux moururent à un mois d'intervalle.
Bessie, après avoir entendu ce récit, soupira et dit:
«Pauvre demoiselle Jane, elle est bien à plaindre!
– Oui, répondit Abbot; si c'était un bel enfant, on pourrait avoir pitié de son abandon; mais qui ferait attention à un semblable petit crapaud?
– C'est vrai, dit Bessie en hésitant; il est certain qu'une beauté comme Mlle Georgiana vous toucherait plus, si elle était dans la même position.
– Oui, s'écria l'ardente Mlle Abbot, je suis pour Mlle Georgiana, petite chérie avec ses yeux bleus, ses longues boucles et ses couleurs si fines, qu'on les dirait peintes. Bessie, j'ai envie de prendre un peu de lapin pour le souper.
– Moi aussi, avec quelques oignons grillés; venez descendons.»
Et elles partirent.
CHAPITRE IV
Depuis ma conversation avec M. Loyd et la conférence que je viens de rapporter entre Bessie et Mlle Abbot, j'espérais un prochain changement dans ma position; aussi combien étais-je impatiente d'une prompte guérison! Je désirais et j'attendais en silence; mais tout demeurait dans le même état. Les jours et les semaines s'écoulaient; j'avais recouvré ma santé habituelle; cependant, il n'était plus question du sujet qui m'intéressait tant. Mme Reed arrêtait quelquefois sur moi son regard sévère; mais elle m'adressait rarement la parole.
Depuis ma maladie, la ligne de séparation qui s'était faite entre ses enfants et moi devenait encore plus profonde. Je dormais à part dans un petit cabinet; je prenais mes repas seule; je passais tout mon temps dans la chambre des enfants, tandis que mes cousins se tenaient constamment dans le salon. Ma tante ne parlait jamais de m'envoyer en pension, et pourtant je sentais instinctivement qu'elle ne me souffrirait plus longtemps sous le même toit qu'elle; car alors, plus que jamais, chaque fois que son regard tombait sur moi, il exprimait une aversion profondément enracinée.
Éliza et Georgiana, obéissant évidemment aux ordres qui leur avaient été donnés, me parlaient aussi peu que possible. John me faisait des grimaces toutes les fois qu'il me rencontrait. Un jour, il essaya de me battre; mais je me retournai contre lui, poussée par ce même sentiment de colère profonde et de révolte désespérée qui une fois déjà s'était emparé de moi. Il crut prudent de renoncer à ses projets. Il s'éloigna de moi en me menaçant, et en criant que je lui avais cassé le nez. J'avais en effet frappé cette partie proéminente de son visage, avec toute la force de mon poing; quand je le vis dompté, soit par le coup, soit par mon regard, je me sentis toute disposée à profiter de mes avantages; mais il avait déjà rejoint sa mère, et je l'entendis raconter, d'un ton pleureur, que cette méchante Jane s'était précipitée sur lui comme une chatte furieuse. Sa mère l'interrompit brusquement.
«Ne me parlez plus de cette enfant, John, lui dit-elle; je vous ai défendu de l'approcher; elle ne mérite pas qu'on prenne garde à ses actes; je ne désire voir ni vous ni vos soeurs jouer avec elle.»
J'étais appuyée sur la rampe de l'escalier, tout près de là. Je m'écriai subitement et sans penser à ce que je disais:
«C'est-à-dire qu'ils ne sont pas dignes de jouer avec moi.»
Mme Reed était une vigoureuse femme. En entendant cette étrange et audacieuse déclaration, elle monta rapidement l'escalier; plus prompte qu'un vent impétueux, elle m'entraîna dans la chambre des enfants et me poussa près de mon lit, en me défendant de quitter cette place et de prononcer une seule parole pendant le reste du jour.
«Que dirait mon oncle Reed, s'il était là?» demandai-je presque involontairement.
Je dis presque involontairement; car ces paroles, ma langue les prononçait sans que pour ainsi dire mon esprit y eût consenti. Il y avait en moi une puissance qui parlait avant que je pusse m'y opposer.
«Comment! s'écria Mme Reed, respirant à peine. Ses yeux gris, ordinairement froids et immobiles, se troublèrent et prirent une expression de terreur; elle lâcha mon bras, semblant douter si j'étais une enfant ou un esprit.
J'avais commencé, je ne pouvais plus m'arrêter.
«Mon onde Reed est dans le ciel, continuai-je; il voit ce que vous faites et ce que vous pensez, et mon père et ma mère aussi; ils savent que vous m'enfermez tout le jour, et que vous souhaitez ma mort.»
Mme Reed se fut bientôt remise; elle me secoua violemment, et, après m'avoir donné un soufflet, elle partit sans ajouter un seul mot.
Bessie