Robinson Crusoe. II. Defoe Daniel
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Cette conduite affectueuse de ma femme m'enleva un peu à mes vapeurs, et je commençai à considérer ce que je faisais. Je réprimai ma fantaisie vagabonde, et je me pris à discuter avec moi-même posément. – «Quel besoin as-tu, à plus de soixante ans, après une vie de longues souffrances et d'infortunes, close d'une si heureuse et si douce manière, quel besoin as-tu, me disais-je, de t'exposer à de nouveaux hasards, de te jeter dans des aventures qui conviennent seulement à la jeunesse et à la pauvreté?»
Dans ces sentiments, je réfléchis à mes nouveaux liens: j'avais une femme, un enfant, et ma femme en portait un autre; j'avais tout ce que le monde pouvait me donner, et nullement besoin de chercher fortune à travers les dangers. J'étais sur le déclin de mes ans, et devais plutôt songer à quitter qu'à accroître ce que j'avais acquis. Quant à ce que m'avait dit ma femme, que ce penchant était une impulsion venant du Ciel, et qu'il serait de mon devoir de partir, je n'y eus point égard. Après beaucoup de considérations semblables, j'en vins donc aux prises avec le pouvoir de mon imagination, je me raisonnai pour m'y arracher, comme on peut toujours faire, il me semble, en pareilles circonstances, si on en a le vouloir. Bref je sortis vainqueur: je me calmai à l'aide des arguments qui se présentèrent à mon esprit, et que ma condition d'alors me fournissait en abondance. Particulièrement, comme la méthode la plus efficace, je résolus de me distraire par d'autres choses, et de m'engager dans quelque affaire qui pût me détourner complètement de toute excursion de ce genre; car je m'étais apperçu que ces idées m'assaillaient principalement quand j'étais oisif, que je n'avais rien à faire ou du moins rien d'important immédiatement devant moi.
Dans ce but j'achetai une petite métairie dans le comté de Bedfort, et je résolus de m'y retirer. L'habitation était commode et les héritages qui en dépendaient susceptibles de grandes améliorations, ce qui sous bien des rapports me convenait parfaitement, amateur que j'étais de culture, d'économie, de plantation, d'améliorissement; d'ailleurs, cette ferme se trouvant dans le cœur du pays, je n'étais plus à même de hanter la marine et les gens de mer et d'ouïr rien qui eût trait aux lointaines contrées du monde.
Bref, je me transportai à ma métairie, j'y établis ma famille, j'achetai charrues, herses, charrette, chariot, chevaux, vaches, moutons, et, me mettant sérieusement à l'œuvre, je devins en six mois un véritable gentleman campagnard. Mes pensées étaient totalement absorbées: c'étaient mes domestiques à conduire, des terres à cultiver, des clôtures, des plantations à faire… Je jouissais, selon moi, de la plus agréable vie que la nature puisse nous départir, et dans laquelle puisse faire retraite un homme toujours nourri dans le malheur.
Comme je faisais valoir ma propre terre, je n'avais point de redevance à payer, je n'étais gêné par aucune clause, je pouvais tailler et rogner à ma guise. Ce que je plantais était pour moi-même, ce que j'améliorais pour ma famille. Ayant ainsi dit adieu aux aventures, je n'avais pas le moindre nuage dans ma vie pour ce qui est de ce monde. Alors je croyais réellement jouir de l'heureuse médiocrité que mon père m'avait si instamment recommandée, une sorte d'existence céleste semblable à celle qu'a décrite le poète en parlant de la vie pastorale:
Exempte de vice et de soins,
Jeunesse est sans écart, vieillesse sans besoins 9.
Mais au sein de toute cette félicité un coup inopiné de la Providence me renversa: non-seulement il me fit une blessure profonde et incurable, mais, par ses conséquences, il me fit faire une lourde rechute dans ma passion vagabonde. Cette passion, qui était pour ainsi dire née dans mon sang, eut bientôt repris tout son empire, et, comme le retour d'une maladie violente, elle revint avec une force irrésistible, tellement que rien ne fit plus impression sur moi. – Ce coup c'était la perte de ma femme.
Il ne m'appartient pas ici d'écrire une élégie sur ma femme, de retracer toutes ses vertus privées, et de faire ma cour au beau sexe par la flatterie d'une oraison funèbre. Elle était, soit dit en peu de mots, le support de toutes mes affaires, le centre de toutes mes entreprises, le bon génie qui par sa prudence me maintenait dans le cercle heureux où j'étais, après m'avoir arraché au plus extravagant et au plus ruineux projet où s'égarât ma tête. Et elle avait fait plus pour domter mon inclination errante que les pleurs d'une mère, les instructions d'un père, les conseils d'un ami, ou que toute la force de mes propres raisonnements. J'étais heureux de céder à ses larmes, de m'attendrir à ses prières, et par sa perte je fus en ce monde au plus haut point brisé et désolé.
Sitôt qu'elle me manqua le monde autour de moi me parut mal: j'y étais, me semblait-il, aussi étranger qu'au Brésil lorsque pour la première fois j'y abordai, et aussi isolé, à part l'assistance de mes domestiques, que je l'étais dans mon île. Je ne savais que faire ou ne pas faire. Je voyais autour de moi le monde occupé, les uns travaillant pour avoir du pain, les autres se consumant dans de vils excès ou de vains plaisirs, et également misérables, parce que le but qu'ils se proposaient fuyait incessamment devant eux. Les hommes de plaisir chaque jour se blasaient sur leurs vices, et s'amassaient une montagne de douleur et de repentir, et les hommes de labeur dépensaient leurs forces en efforts journaliers afin de gagner du pain de quoi soutenir ces forces vitales qu'exigeaient leurs travaux; roulant ainsi dans un cercle continuel de peines, ne vivant que pour travailler, ne travaillant que pour vivre, comme si le pain de chaque jour était le seul but d'une vie accablante, et une vie accablante la seule voie menant au pain de chaque jour.
Cela réveilla chez moi l'esprit dans lequel je vivais en mon royaume, mon île, où je n'avais point laissé croître de blé au-delà de mon besoin, où je n'avais point nourri de chèvres au-delà de mon usage, où mon argent était resté dans le coffre jusque-là de s'y moisir, et avait eu à peine la faveur d'un regard pendant vingt années.
Si de toutes ces choses j'eusse profité comme je l'eusse dû faire et comme la raison et la religion me l'avaient dicté, j'aurais eu appris à chercher au-delà des jouissances humaines une félicité parfaite, j'aurais eu appris que, supérieur à elles, il y a quelque chose qui certainement est la raison et la fin de la vie, et que nous devons posséder ou tout au moins auquel nous devons aspirer sur ce côté-ci de la tombe.
Mais ma sage conseillère n'était plus là: j'étais comme un vaisseau sans pilote, qui ne peut que courir devant le vent. Mes pensées volaient de nouveau à leur ancienne passion, ma tête était totalement tournée par une manie d'aventures lointaines; et touts les agréables et innocents amusements de ma métairie et de mon jardin, mon bétail, et ma famille, qui auparavant me possédaient tout entier, n'étaient plus rien pour moi, n'avaient plus d'attraits, comme la musique pour un homme qui n'a point d'oreilles, ou la nourriture pour un homme qui a le goût usé. En un mot, je résolus de me décharger du soin de ma métairie, de l'abandonner, de retourner à Londres: et je fis ainsi peu de mois après.
Arrivé à Londres, je me retrouvai aussi inquiet qu'auparavant, la ville m'ennuyait; je n'y avais point d'emploi, rien à faire qu'à baguenauder, comme une personne oisive de laquelle on peut dire qu'elle est parfaitement inutile dans la création de Dieu, et que pour le reste de l'humanité il n'importe pas plus qu'un farthing10 qu'elle soit morte ou vive. – C'était aussi de toutes les situations celle que je détestais le plus, moi qui avais usé mes jours dans une vie active; et je me disais souvent à moi-même: L'état d'oisiveté est la lie de la vie. – Et en vérité je pensais que j'étais beaucoup plus convenablement occupé quand j'étais vingt-six jours à me faire une planche de sapin.
Nous entrions dans l'année 1693 quand mon neveu, dont j'avais fait, comme
9
Free from vices, free from care,
Age has me pains, and youth ne snare.
10
Un liard, un quart de denier sterling.