La dame de Monsoreau — Tome 1. Dumas Alexandre
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Mais, au milieu de tous les succès de guerre, d'ambition et de galanterie, Bussy était demeuré ce que peut être une âme inaccessible à toute faiblesse humaine, et celui-là qui n'avait jamais connu la peur n'avait jamais non plus, jusqu'à l'époque où nous sommes arrivés du moins, connu l'amour. Ce coeur d'empereur qui battait dans sa poitrine de gentilhomme, comme il disait lui-même, était vierge et pur, pareil au diamant que la main du lapidaire n'a pas encore touché et qui sort de la mine où il a mûri sous le regard du soleil. Aussi n'y avait-il point dans ce coeur place pour les détails de pensée qui eussent fait de Bussy un empereur véritable. Il se croyait digne d'une couronne et valait mieux que la couronne qui lui servait de point de comparaison.
Henri III lui avait fait offrir son amitié, et Bussy l'avait refusée, disant que les amis des rois sont leurs valets, et quelquefois pis encore; que par conséquent semblable condition ne lui convenait pas. Henri III avait dévoré en silence cet affront, aggravé par le choix qu'avait fait Bussy du duc François pour son maître. Il est vrai que le duc François était le maître de Bussy comme le bestiaire est le maître du lion. Il le sert et le nourrit, de peur que le lion ne le mange. Tel était ce Bussy que François poussait à soutenir ses querelles particulières. Bussy le voyait bien, mais le rôle lui convenait.
Il s'était fait une théorie à la manière de la devise des Rohan, qui disaient: «Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan je suis.» Bussy se disait: — Je ne puis être roi de France, mais M. le duc d'Anjou peut et veut l'être, je serai roi de M. le duc d'Anjou.
Et, de fait, il l'était.
Quand les gens de Saint-Luc virent entrer au logis ce Bussy redoutable, ils coururent prévenir M. de Brissac.
— M. de Saint-Luc est-il au logis? demanda Bussy, passant la tête aux rideaux de la portière.
— Non, monsieur, fit le concierge.
— Où le trouverai-je?
— Je ne sais, monsieur, répondit le digne serviteur. On est même fort inquiet à l'hôtel. M. de Saint-Luc n'est pas rentré depuis hier.
— Bah! fit Bussy tout émerveillé.
— C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.
— Mais madame de Saint-Luc?
— Oh! madame de Saint-Luc, c'est autre chose.
— Elle est à l'hôtel?
— Oui.
— Prévenez donc madame de Saint-Luc que je serais charmé si j'obtenais d'elle la permission de lui présenter mes respects.
Cinq minutes après, le messager revint dire que madame de Saint-Luc recevrait avec grand plaisir M. de Bussy.
Bussy descendit de ses coussins de velours et monta le grand escalier; Jeanne de Cossé était venue au-devant du jeune homme jusqu'au milieu de la salle d'honneur. Elle était fort pâle, et ses cheveux, noirs comme l'aile du corbeau, donnaient à cette pâleur le ton de l'ivoire jauni; ses yeux étaient rouges d'une douloureuse insomnie, et l'on eût suivi sur sa joue le sillon argenté d'une larme récente. Bussy, que cette pâleur avait d'abord fait sourire et qui préparait un compliment de circonstance à ces yeux battus, s'arrêta dans son improvisation à ces symptômes de véritable douleur.
— Soyez le bienvenu, monsieur de Bussy, dit la jeune femme, malgré toute la crainte que votre présence me fait éprouver.
— Que voulez-vous dire, madame? demanda Bussy, et comment ma personne peut-elle vous annoncer un malheur?
— Ah! il y a eu rencontre cette nuit, entre vous et M. de Saint-Luc, cette nuit, n'est-ce pas? avouez-le.
— Entre moi et M. de Saint-Luc? répéta Bussy étonné.
— Oui, il m'a éloignée pour vous parler. Vous êtes au duc d'Anjou, il est au roi. Vous avez eu querelle. Ne me cachez rien, monsieur de Bussy, je vous en supplie. Vous devez comprendre mon inquiétude. Il est parti avec le roi, c'est vrai; mais on se retrouve, on se rejoint. Confessez-moi la vérité. Qu'est-il arrivé à M. de Saint-Luc?
— Madame, dit Bussy, voilà, en vérité, qui est merveilleux. Je m'attendais à ce que vous me demandassiez des nouvelles de ma blessure, et c'est moi que l'on interroge.
— M. de Saint-Luc vous a blessé, il s'est battu! s'écria Jeanne. Ah! vous voyez bien...
— Mai non, madame, il ne s'est pas battu le moins du monde, avec moi du moins, ce cher Saint-Luc, et, Dieu merci! ce n'est point de sa main que je suis blessé. Il y a même plus, c'est qu'il a fait tout ce qu'il a pu pour que je ne le fusse pas. Mais, d'ailleurs, lui-même a dû vous dire que nous étions maintenant comme Damon et Pythias!
— Lui! comment me l'aurait-il dit, puisque je ne l'ai pas revu?
— Vous ne l'avez pas revu? Ce que me disait votre concierge était donc vrai?
— Que vous disait-il?
— Que M. de Saint-Luc n'était pas rentré depuis hier onze heures.
Depuis hier onze heures, vous n'avez pas revu votre mari?
— Hélas! non.
— Mais où peut-il être?
— Je vous le demande.
— Oh! pardieu, contez-moi donc cela, madame, dit Bussy, qui se doutait de ce qui était arrivé, c'est fort drôle.
La pauvre femme regarda Bussy avec le plus grand étonnement.
— Non! c'est fort triste, voulais-je dire, reprit Bussy. J'ai perdu beaucoup de sang, de sorte que je ne jouis pas de toutes mes facultés. Dites-moi cette lamentable histoire, madame, dites.
Et Jeanne raconta tout ce qu'elle savait, c'est à-dire l'ordre donné par Henri III à Saint-Luc de l'accompagner, la fermeture des portes du Louvre, et la réponse des gardes, à laquelle, en effet, aucun retour n'avait succédé.
— Ah! fort bien, dit Bussy, je comprends.
— Comment! Vous comprenez? demanda Jeanne.
— Oui: Sa Majesté a emmené Saint-Luc au Louvre, et, une fois entré, Saint-Luc n'a pas pu en sortir.
— Et pourquoi Saint-Luc n'a-t-il pas pu en sortir?
— Ah! dame! dit Bussy embarrassé, vous me demandez de dévoiler les secrets d'État.
— Mais enfin, dit la jeune femme, j'y suis allée, au Louvre, mon père aussi.
— Eh bien?
— Eh bien, les gardes nous ont répondu qu'ils ne savaient ce que nous voulions dire, et que M. de Saint-Luc devait être rentré au logis.
— Raison