Le vicomte de Bragelonne, Tome II.. Dumas Alexandre

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Le vicomte de Bragelonne, Tome II. - Dumas Alexandre

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le moment en serait venu. Ce moment arriva. Le calme était rétabli partout, excepté dans le coeur de Buckingham, et celui-ci, dans son impatience, répétait à demi-voix à la jeune princesse:

      – Madame, Madame, au nom du Ciel, rendons-nous à terre, je vous en supplie! Ne voyez-vous pas que ce fat de comte de Norfolk me fait mourir avec ses soins et ses adorations pour vous?

      Henriette entendit ces paroles; elle sourit et, sans se retourner, donnant seulement à sa voix cette inflexion de doux reproche et de langoureuse impertinence avec lesquels la coquetterie sait donner un acquiescement tout en ayant l'air de formuler une défense:

      – Mon cher lord, murmura-t-elle, je vous ai déjà dit que vous étiez fou.

      Aucun de ces détails, nous l'avons déjà dit, n'échappait à Raoul; il avait entendu la prière de Buckingham, la réponse de la princesse; il avait vu Buckingham faire un pas en arrière à cette réponse, pousser un soupir et passer la main sur son front; et n'ayant de voile ni sur les yeux, ni autour du coeur, il comprenait tout et frémissait en appréciant l'état des choses et des esprits.

      Enfin l'amiral, avec une lenteur étudiée, donna les derniers ordres pour le départ des canots.

      Buckingham accueillit ces ordres avec de tels transports, qu'un étranger eût pu croire que le jeune homme avait le cerveau troublé. À la voix du comte de Norfolk, une grande barque, toute pavoisée, descendit lentement des flancs du vaisseau amiral: elle pouvait contenir vingt rameurs et quinze passagers.

      Des tapis de velours, des housses brodées aux armes d'Angleterre, des guirlandes de fleurs, car en ce temps on cultivait assez volontiers la parabole au milieu des alliances politiques, formaient le principal ornement de cette barque vraiment royale.

      À peine la barque était-elle à flot, à peine les rameurs avaient- ils dressé leurs avirons, attendant, comme des soldats au port d'arme, l'embarquement de la princesse, que Buckingham courut à l'escalier pour prendre sa place dans le canot.

      Mais la reine l'arrêta.

      – Milord, dit-elle, il ne convient pas que vous laissiez aller ma fille et moi à terre sans que les logements soient préparés d'une façon certaine. Je vous prie donc, milord, de nous devancer au Havre et de veiller à ce que tout soit en ordre à notre arrivée.

      Ce fut un nouveau coup pour le duc, coup d'autant plus terrible qu'il était inattendu.

      Il balbutia, rougit, mais ne put répondre. Il avait cru pouvoir se tenir près de Madame pendant le trajet, et savourer ainsi jusqu'au dernier des moments qui lui étaient donnés par la fortune. Mais l'ordre était exprès.

      L'amiral, qui l'avait entendu, s'écria aussitôt:

      – Le petit canot à la mer!

      L'ordre fut exécuté avec cette rapidité particulière aux manoeuvres des bâtiments de guerre.

      Buckingham, désolé, adressa un regard de désespoir à la princesse, un regard de supplication à la reine, un regard de colère à l'amiral. La princesse fit semblant de ne pas le voir.

      La reine détourna la tête.

      L'amiral se mit à rire.

      Buckingham, à ce rire, fut tout prêt à s'élancer sur Norfolk.

      La reine mère se leva.

      – Partez, monsieur, dit-elle avec autorité.

      Le jeune duc s'arrêta. Mais regardant autour de lui et tentant un dernier effort:

      – Et vous, messieurs, demanda-t-il tout suffoqué par tant d'émotions diverses, vous, monsieur de Guiche; vous, monsieur de Bragelonne, ne m'accompagnez-vous point?

      De Guiche s'inclina.

      – Je suis, ainsi que M. de Bragelonne, aux ordres de la reine, dit-il; ce qu'elle nous commandera de faire, nous le ferons.

      Et il regarda la jeune princesse, qui baissa les yeux.

      – Pardon, monsieur de Buckingham, dit la reine, mais M. de Guiche représente ici Monsieur; c'est lui qui doit nous faire les honneurs de la France, comme vous nous avez fait les honneurs de l'Angleterre; il ne peut donc se dispenser de nous accompagner; nous devons bien, d'ailleurs, cette légère faveur au courage qu'il a eu de nous venir trouver par ce mauvais temps.

      Buckingham ouvrit la bouche comme pour répondre; mais, soit qu'il ne trouvât point de pensée ou point de mots pour formuler cette pensée, aucun son ne tomba de ses lèvres, et, se retournant comme en délire, il sauta du bâtiment dans le canot.

      Les rameurs n'eurent que le temps de le retenir et de se retenir eux-mêmes, car le poids et le contrecoup avaient failli faire chavirer la barque.

      – Décidément, Milord est fou, dit tout haut l'amiral à Raoul.

      – J'en ai peur pour Milord, répondit Bragelonne.

      Pendant tout le temps que le canot mit à gagner la terre, le duc ne cessa de couvrir de ses regards le vaisseau amiral, comme ferait un avare qu'on arracherait à son coffre, une mère qu'on éloignerait de sa fille pour la conduire à la mort. Mais rien ne répondit à ses signaux, à ses manifestations, à ses lamentables attitudes.

      Buckingham en fut tellement étourdi, qu'il se laissa tomber sur un banc, enfonça sa main dans ses cheveux, tandis que les matelots insoucieux faisaient voler le canot sur les vagues. En arrivant, il était dans une torpeur telle, que s'il n'eût pas rencontré sur le port le messager auquel il avait fait prendre les devants comme maréchal des logis, il n'eût pas su demander son chemin. Une fois arrivé à la maison qui lui était destinée, il s'y enferma comme Achille dans sa tente.

      Cependant le canot qui portait les princesses quittait le bord du vaisseau amiral au moment même où Buckingham mettait pied à terre. Une barque suivait, remplie d'officiers, de courtisans et d'amis empressés.

      Toute la population du Havre, embarquée à la hâte sur des bateaux de pêche et des barques plates ou sur de longues péniches normandes, accourut au devant du bateau royal.

      Le canon des forts retentissait; le vaisseau amiral et les deux autres échangeaient leurs salves, et des nuages de flammes s'envolaient des bouches béantes en flocons ouatés de fumée au- dessus des flots, puis s'évaporaient dans l'azur du ciel.

      La princesse descendit aux degrés du quai. Une musique joyeuse l'attendait à terre et accompagnait chacun de ses pas.

      Tandis que, s'avançant dans le centre de la ville, elle foulait de son pied délicat les riches tapisseries et les jonchées de fleurs, de Guiche et Raoul, se dérobant du milieu des Anglais, prenaient leur chemin par la ville et s'avançaient rapidement vers l'endroit désigné pour la résidence de Madame.

      – Hâtons-nous, disait Raoul à de Guiche, car, du caractère que je lui connais, ce Buckingham nous fera quelque malheur en voyant le résultat de notre délibération d'hier.

      – Oh! dit le comte, nous avons là de Wardes, qui est la fermeté en personne, et Manicamp, qui est la douceur même.

      De Guiche n'en fit pas moins diligence, et, cinq minutes après, ils étaient en vue de l'Hôtel de Ville.

      Ce qui les frappa d'abord, c'était une grande quantité de gens assemblés sur la place.

      – Bon!

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