La Comédie humaine – Volume 03. Honore de Balzac
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– Vous êtes perdue, madame, dit le curé gravement et d'une voix pleine de larmes. Vous rentrerez dans le monde et vous tromperez le monde; vous y chercherez, vous y trouverez ce que vous regardez comme une compensation à vos maux; puis vous porterez un jour la peine de vos plaisirs…
– Moi, s'écria-t-elle, j'irais livrer au premier fourbe qui saura jouer la comédie d'une passion les dernières, les plus précieuses richesses de mon cœur, et corrompre ma vie pour un moment de douteux plaisir? Non! mon âme sera consumée par une flamme pure. Monsieur, tous les hommes ont les sens de leur sexe; mais celui qui en a l'âme et qui satisfait ainsi à toutes les exigences de notre nature, dont la mélodieuse harmonie ne s'émeut jamais que sous la pression des sentiments, celui-là ne se rencontre pas deux fois dans notre existence. Mon avenir est horrible, je le sais: la femme n'est rien sans l'amour, la beauté n'est rien sans le plaisir; mais le monde ne réprouverait-il pas mon bonheur, s'il se présentait encore à moi? Je dois à ma fille une mère honorée. Ah! je suis jetée dans un cercle de fer d'où je ne puis sortir sans ignominie. Les devoirs de famille, accomplis sans récompense, m'ennuieront; je maudirai la vie; mais ma fille aura du moins un beau semblant de mère. Je lui rendrai des trésors de vertu, pour remplacer les trésors d'affection dont je l'aurai frustrée. Je ne désire même pas vivre pour goûter les jouissances que donne aux mères le bonheur de leurs enfants. Je ne crois pas au bonheur. Quel sera le sort d'Hélène? Le mien sans doute. Quels moyens ont les mères d'assurer à leurs filles que l'homme auquel elles les livrent sera un époux selon leur cœur? Vous honnissez de pauvres créatures qui se vendent pour quelques écus à un homme qui passe: la faim et le besoin absolvent ces unions éphémères; tandis que la société tolère, encourage l'union immédiate, bien autrement horrible, d'une jeune fille candide et d'un homme qu'elle n'a pas vu trois mois durant; elle est vendue pour toute sa vie. Il est vrai que le prix est élevé! Si, en ne lui permettant aucune compensation à ses douleurs, vous l'honoriez; mais non, le monde calomnie les plus vertueuses d'entre nous! Telle est notre destinée, vue sous ses deux faces: une prostitution publique et la honte, une prostitution secrète et le malheur. Quant aux pauvres filles sans dot, elles deviennent folles, elles meurent; pour elles, aucune pitié! La beauté, les vertus ne sont pas des valeurs dans votre bazar humain, et vous nommez société ce repaire d'égoïsme. Mais exhérédez les femmes! au moins accomplirez-vous ainsi une loi de nature en choisissant vos compagnes, en les épousant au gré des vœux du cœur.
– Madame, vos discours me prouvent que ni l'esprit de famille ni l'esprit religieux ne vous touchent. Aussi n'hésiterez-vous pas entre l'égoïsme social qui vous blesse et l'égoïsme de la créature qui vous fera souhaiter des jouissances…
– La famille, monsieur, existe-t-elle? Je nie la famille dans une société qui, à la mort du père ou de la mère, partage les biens et dit à chacun d'aller de son côté. La famille est une association temporaire et fortuite que dissout promptement la mort. Nos lois ont brisé les maisons, les héritages, la pérennité des exemples et des traditions. Je ne vois que décombres autour de moi.
– Madame, vous ne reviendrez à Dieu que quand sa main s'appesantira sur vous, et je souhaite que vous ayez assez de temps pour faire votre paix avec lui. Vous cherchez vos consolations en baissant les yeux sur la terre, au lieu de les lever vers les cieux. Le philosophisme et l'intérêt personnel ont attaqué votre cœur; vous êtes sourde à la voix de la religion, comme le sont les enfants de ce siècle sans croyance! Les plaisirs du monde n'engendrent que des souffrances. Vous allez changer de douleurs, voilà tout.
– Je ferai mentir votre prophétie, dit elle en souriant avec amertume, je serai fidèle à celui qui mourut pour moi.
– La douleur, répondit-il, n'est viable que dans les âmes préparées par la religion.
Il baissa respectueusement les yeux pour ne pas laisser voir les doutes qui pouvaient se peindre dans son regard. L'énergie des plaintes échappées à la marquise l'avait contristé. En reconnaissant le moi humain sous ses mille formes, il désespéra de ramollir ce cœur que le mal avait desséché au lieu de l'attendrir, et où le grain du Semeur céleste ne devait pas germer, puisque sa voix douce y était étouffée par la grande et terrible clameur de l'égoïsme. Néanmoins il déploya la constance de l'apôtre, et revint à plusieurs reprises, toujours ramené par l'espoir de tourner à Dieu cette âme si noble et si fière; mais il perdit courage le jour où il s'aperçut que la marquise n'aimait à causer avec lui que parce qu'elle trouvait de la douceur à parler de celui qui n'était plus. Il ne voulut pas ravaler son ministère en se faisant le complaisant d'une passion; il cessa ses entretiens, et revint par degrés aux formules et aux lieux communs de la conversation. Le printemps arriva. La marquise trouva des distractions à sa profonde tristesse, et s'occupa par désœuvrement de sa terre, où elle se plut à ordonner quelques travaux. Au mois d'octobre, elle quitta son vieux château de Saint-Lange, où elle était redevenue fraîche et belle dans l'oisiveté d'une douleur qui, d'abord violente comme un disque lancé vigoureusement, avait fini par s'amortir dans la mélancolie, comme s'arrête le disque après des oscillations graduellement plus faibles. La mélancolie se compose d'une suite de semblables oscillations morales dont la première touche au désespoir et la dernière au plaisir: dans la jeunesse, elle est le crépuscule du matin; dans la vieillesse, celui du soir.
Quand sa calèche passa par le village, la marquise reçut le salut du curé qui revenait de l'église à son presbytère; mais en y répondant, elle baissa les yeux et détourna la tête pour ne pas le revoir. Le prêtre avait trop raison contre cette pauvre Artémise d'Éphèse.
III
A TRENTE ANS
Un jeune homme de haute espérance, et qui appartenait à l'une de ces maisons historiques dont les noms seront toujours, en dépit même des lois, intimement liés à la gloire de la France, se trouvait au bal chez madame Firmiani. Cette dame lui avait donné quelques lettres de recommandation pour deux ou trois de ses amies à Naples. Monsieur Charles de Vandenesse, ainsi se nommait le jeune homme, venait l'en remercier et prendre congé. Après avoir accompli plusieurs missions avec talent, Vandenesse avait été récemment attaché à l'un de nos ministres plénipotentiaires envoyés au congrès de Laybach, et voulait profiter de son voyage pour étudier l'Italie. Cette fête était donc une espèce d'adieu aux jouissances de Paris, à cette vie rapide, à ce tourbillon de pensées et de plaisirs que l'on calomnie assez souvent, mais auquel il est si doux de s'abandonner. Habitué depuis trois ans à saluer les capitales européennes, et à les déserter au gré des caprices de sa destinée diplomatique, Charles de Vandenesse avait cependant peu de chose à regretter en quittant Paris. Les femmes ne produisaient plus aucune impression sur lui, soit qu'il regardât une passion vraie comme tenant trop de place dans la vie d'un homme politique, soit que les mesquines occupations d'une galanterie superficielle lui parussent trop vides pour une âme forte. Nous avons tous de grandes prétentions à la force d'âme. En France, nul homme, fût-il médiocre, ne consent à passer pour simplement spirituel. Ainsi, Charles, quoique jeune (à peine avait-il trente ans), s'était déjà philosophiquement accoutumé à voir des idées, des résultats, des moyens, là où les hommes de son âge aperçoivent des sentiments, des plaisirs et des illusions. Il refoulait la chaleur et l'exaltation naturelle aux jeunes gens dans les profondeurs de son âme que la nature avait créée généreuse. Il travaillait à se faire froid calculateur; à mettre en manières, en formes aimables, en artifices de séduction, les richesses morales qu'il tenait du hasard: véritable tâche d'ambitieux; rôle triste, entrepris dans le but d'atteindre à ce que nous nommons aujourd'hui une belle position. Il jetait un dernier coup d'œil sur les salons où l'on dansait. Avant de quitter le bal, il voulait sans doute en emporter l'image, comme un spectateur ne sort pas de sa loge à l'Opéra sans regarder le tableau final. Mais aussi, par une fantaisie facile à comprendre, monsieur de Vandenesse étudiait l'action toute française, l'éclat et les riantes figures de cette fête