La Comédie humaine – Volume 03. Honore de Balzac
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En ce moment, des claquements de fouet retentirent dans la vieille cour silencieuse dont les pavés étaient dessinés par des bouquets d'herbe. Victor embrassa derechef la comtesse, et s'élança hors du logis.
– Adieu, ma chère, dit-il en embrassant sa femme qui l'avait suivi jusqu'à la voiture.
– Oh! Victor, laisse-moi t'accompagner plus loin encore, dit-elle d'une voix caressante, je ne voudrais pas te quitter…
– Y penses-tu?
– Eh! bien, répliqua Julie, adieu, puisque tu le veux.
La voiture disparut.
– Vous aimez donc bien mon pauvre Victor? demanda la comtesse à sa nièce en l'interrogeant par un de ces savants regards que les vieilles femmes jettent aux jeunes.
– Hélas! madame, répondit Julie, ne faut-il pas bien aimer un homme pour l'épouser?
Cette dernière phrase fut accentuée par un ton de naïveté qui trahissait tout à la fois un cœur pur ou de profonds mystères. Or, il était bien difficile à une femme amie de Duclos et du maréchal de Richelieu de ne pas chercher à deviner le secret de ce jeune ménage. La tante et la nièce étaient en ce moment sur le seuil de la porte cochère, occupées à regarder la calèche qui fuyait. Les yeux de la comtesse n'exprimaient pas l'amour comme la marquise le comprenait. La bonne dame était Provençale, et ses passions avaient été vives.
– Vous vous êtes donc laissé prendre par mon vaurien de neveu? demanda-t-elle à sa nièce.
La comtesse tressaillit involontairement, car l'accent et le regard de cette vieille coquette semblèrent lui annoncer une connaissance du caractère de Victor plus approfondie peut-être que ne l'était la sienne. Madame d'Aiglemont, inquiète, s'enveloppa donc dans cette dissimulation maladroite, premier refuge des cœurs naïfs et souffrants. Madame de Listomère se contenta des réponses de Julie; mais elle pensa joyeusement que sa solitude allait être réjouie par quelque secret d'amour, car sa nièce lui parut avoir quelque intrigue amusante à conduire. Quand madame d'Aiglemont se trouva dans un grand salon, tendu de tapisseries encadrées par des baguettes dorées, qu'elle fut assise devant un grand feu, abritée des bises fenestrales par un paravent chinois, sa tristesse ne put guère se dissiper. Il était difficile que la gaieté naquît sous de si vieux lambris, entre des meubles séculaires. Néanmoins la jeune Parisienne prit une sorte de plaisir à entrer dans cette solitude profonde, et dans le silence solennel de la province. Après avoir échangé quelques mots avec cette tante, à laquelle elle avait écrit naguère une lettre de nouvelle mariée, elle resta silencieuse comme si elle eût écouté la musique d'un opéra. Ce ne fut qu'après deux heures d'un calme digne de la Trappe qu'elle s'aperçut de son impolitesse envers sa tante, elle se souvint de ne lui avoir fait que de froides réponses. La vieille femme avait respecté le caprice de sa nièce par cet instinct plein de grâce qui caractérise les gens de l'ancien temps. En ce moment la douairière tricotait. Elle s'était, à la vérité, absentée plusieurs fois pour s'occuper d'une certaine chambre verte où devait coucher la comtesse et où les gens de la maison plaçaient les bagages; mais alors elle avait repris sa place dans un grand fauteuil, et regardait la jeune femme à la dérobée. Honteuse de s'être abandonnée à son irrésistible méditation, Julie essaya de se la faire pardonner en s'en moquant.
– Ma chère petite, nous connaissons la douleur des veuves, répondit la tante.
Il fallait avoir quarante ans pour deviner l'ironie qu'exprimèrent les lèvres de la vieille dame. Le lendemain, la comtesse fut beaucoup mieux, elle causa. Madame de Listomère ne désespéra plus d'apprivoiser cette nouvelle mariée, qu'elle avait d'abord jugée comme un être sauvage et stupide; elle l'entretint des joies du pays, des bals et des maisons où elles pouvaient aller. Toutes les questions de la marquise furent, pendant cette journée, autant de piéges que, par une ancienne habitude de cour, elle ne put s'empêcher de tendre à sa nièce pour en deviner le caractère. Julie résista à toutes les instances qui lui furent faites pendant quelques jours d'aller chercher des distractions au dehors. Aussi, malgré l'envie qu'avait la vieille dame de promener orgueilleusement sa jolie nièce, finit-elle par renoncer à vouloir la mener dans le monde. La comtesse avait trouvé un prétexte à sa solitude et à sa tristesse dans le chagrin que lui avait causé la mort de son père, de qui elle portait encore le deuil. Au bout de huit jours, la douairière admira la douceur angélique, les grâces modestes, l'esprit indulgent de Julie, et s'intéressa, dès lors, prodigieusement à la mystérieuse mélancolie qui rongeait ce jeune cœur. La comtesse était une de ces femmes nées pour être aimables, et qui semblent apporter avec elles le bonheur. Sa société devint si douce et si précieuse à madame de Listomère, qu'elle s'affola de sa nièce, et désira ne plus la quitter. Un mois suffit pour établir entre elles une éternelle amitié. La vieille dame remarqua, non sans surprise, les changements qui se firent dans la physionomie de madame d'Aiglemont. Les couleurs vives qui embrasaient le teint s'éteignirent insensiblement, et la figure prit des tons mats et pâles. En perdant son éclat primitif, Julie devenait moins triste. Parfois la douairière réveillait chez sa jeune parente des élans de gaieté ou des rires folâtres bientôt réprimés par une pensée importune. Elle devina que ni le souvenir paternel ni l'absence de Victor n'étaient la cause de la mélancolie profonde qui jetait un voile sur la vie de sa nièce; puis elle eut tant de mauvais soupçons qu'il lui fut difficile de s'arrêter à la véritable cause du mal, car nous ne rencontrons peut-être le vrai que par hasard. Un jour, enfin, Julie fit briller aux yeux de sa tante étonnée un oubli complet du mariage, une folie de jeune fille étourdie, une candeur d'esprit, un enfantillage digne du premier âge, tout cet esprit délicat, et parfois si profond, qui distingue les jeunes personnes en France. Madame de Listomère résolut alors de sonder les mystères de cette âme dont le naturel extrême équivalait à une impénétrable dissimulation. La nuit approchait, les deux dames étaient assises devant une croisée qui donnait sur la rue, Julie avait repris un air pensif, un homme à cheval vint à passer.
– Voilà une de vos victimes, dit la vieille dame.
Madame d'Aiglemont regarda sa tante en manifestant un étonnement mêlé d'inquiétude.
– C'est un jeune Anglais, un gentilhomme, l'honorable Arthur Ormond, fils aîné de lord Grenville. Son histoire est intéressante. Il est venu à Montpellier en 1802, espérant que l'air de ce pays, où il était envoyé par les médecins, le guérirait d'une maladie de poitrine à laquelle il devait succomber. Comme tous ses compatriotes, il a été arrêté par Bonaparte lors de la guerre, car ce monstre-là ne peut se passer de guerroyer. Par distraction, ce jeune Anglais s'est mis à étudier sa maladie, que l'on croyait mortelle. Insensiblement, il a pris goût à l'anatomie, à la médecine; il s'est passionné pour ces sortes d'arts, ce qui est fort extraordinaire chez un homme de qualité; mais le Régent s'est bien occupé de chimie! Bref, monsieur Arthur a fait des progrès étonnants, même pour les professeurs de Montpellier; l'étude l'a consolé de sa captivité, et, en même temps il s'est radicalement guéri. On prétend qu'il est resté deux ans sans parler, respirant rarement, demeurant couché dans une étable, buvant du lait d'une vache venue de Suisse, et vivant de cresson. Depuis qu'il est à Tours, il n'a vu personne, il est fier comme un paon; mais vous avez certainement fait sa conquête, car ce n'est probablement pas pour moi qu'il passe sous nos fenêtres