La Comédie humaine – Volume 03. Honore de Balzac
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– Oui… quelquefois… il me cherche trop souvent.
– N'êtes-vous pas souvent troublée dans la solitude par la crainte qu'il ne vienne vous y surprendre?
– Hélas! oui, ma tante. Mais je l'aime bien, je vous assure.
– Ne vous accusez-vous pas en secret vous-même de ne pas savoir ou de ne pouvoir partager ses plaisirs. Parfois ne pensez-vous point que l'amour légitime est plus dur à porter que ne le serait une passion criminelle?
– Oh! c'est cela, dit-elle en pleurant. Vous devinez donc tout, là où tout est énigme pour moi. Mes sens sont engourdis, je suis sans idées, enfin je vis difficilement. Mon âme est oppressée par une indéfinissable appréhension qui glace mes sentiments et me jette dans une torpeur continuelle. Je suis sans voix pour me plaindre et sans paroles pour exprimer ma peine. Je souffre, et j'ai honte de souffrir en voyant Victor heureux de ce qui me tue.
– Enfantillages, niaiseries que tout cela! s'écria la tante dont le visage desséché s'anima tout à coup par un gai sourire, reflet des joies de son jeune âge.
– Et vous aussi vous riez! dit avec désespoir la jeune femme.
– J'ai été ainsi, reprit promptement la marquise. Maintenant que Victor vous a laissée seule, n'êtes-vous pas redevenue jeune fille, tranquille; sans plaisirs, mais sans souffrances?
Julie ouvrit de grands yeux hébétés.
– Enfin, mon ange, vous adorez Victor, n'est-ce pas? mais vous aimeriez mieux être sa sœur que sa femme, et le mariage enfin ne vous réussit point.
– Hé! bien, oui, ma tante. Mais pourquoi sourire?
– Oh! vous avez raison, ma pauvre enfant. Il n'y a, dans tout ceci, rien de bien gai. Votre avenir serait gros de plus d'un malheur si je ne vous prenais sous ma protection, et si ma vieille expérience ne savait pas deviner la cause bien innocente de vos chagrins. Mon neveu ne méritait pas son bonheur, le sot! Sous le règne de notre bien-aimé Louis XV, une jeune femme qui se serait trouvée dans la situation où vous êtes aurait bientôt puni son mari de se conduire en vrai lansquenet. L'égoïste! Les militaires de ce tyran impérial sont tous de vilains ignorants. Ils prennent la brutalité pour de la galanterie, ils ne connaissent pas plus les femmes qu'ils ne savent aimer; ils croient que d'aller à la mort le lendemain les dispense d'avoir, la veille, des égards et des attentions pour nous. Autrefois, on savait aussi bien aimer que mourir à propos. Ma nièce, je vous le formerai. Je mettrai fin au triste désaccord, assez naturel, qui vous conduirait à vous haïr l'un et l'autre, à souhaiter un divorce, si toutefois vous n'étiez pas morte avant d'en venir au désespoir.
Julie écoutait sa tante avec autant d'étonnement que de stupeur, surprise d'entendre des paroles dont la sagesse était plutôt pressentie que comprise par elle, et très-effrayée de retrouver dans la bouche d'une parente pleine d'expérience, mais sous une forme plus douce, l'arrêt porté par son père sur Victor. Elle eut peut-être une vive intuition de son avenir, et sentit sans doute le poids des malheurs qui devaient l'accabler, car elle fondit en larmes, et se jeta dans les bras de la vieille dame en lui disant: – Soyez ma mère? La tante ne pleura pas, car la Révolution a laissé aux femmes de l'ancienne monarchie peu de larmes dans les yeux. Autrefois l'amour et plus tard la Terreur les ont familiarisées avec les plus poignantes péripéties, en sorte qu'elles conservent au milieu des dangers de la vie une dignité froide, une affection sincère, mais sans expansion, qui leur permet d'être toujours fidèles à l'étiquette et à une noblesse de maintien que les mœurs nouvelles ont eu le grand tort de répudier. La douairière prit la jeune femme dans ses bras, la baisa au front avec une tendresse et une grâce qui souvent se trouvent plus dans les manières et les habitudes de ces femmes que dans leur cœur; elle cajola sa nièce par de douces paroles, lui promit un heureux avenir, la berça par des promesses d'amour en l'aidant à se coucher, comme si elle eût été sa fille, une fille chérie dont l'espoir et les chagrins devenaient les siens propres; elle se revoyait jeune, se retrouvait inexpériente et jolie en sa nièce. La comtesse s'endormit, heureuse d'avoir rencontré une amie, une mère à qui désormais elle pourrait tout dire. Le lendemain matin, au moment où la tante et la nièce s'embrassaient avec cette cordialité profonde et cet air d'intelligence qui prouvent un progrès dans le sentiment, une cohésion plus parfaite entre deux âmes, elles entendirent le pas d'un cheval, tournèrent la tête en même temps, et virent le jeune Anglais qui passait lentement, selon son habitude. Il paraissait avoir fait une certaine étude de la vie que menaient ces deux femmes solitaires, et ne manquait jamais à se trouver à leur déjeuner ou à leur dîner. Son cheval ralentissait le pas sans avoir besoin d'être averti; puis, pendant le temps qu'il mettait à franchir l'espace pris par les deux fenêtres de la salle à manger, Arthur y jetait un regard mélancolique, la plupart du temps dédaigné par la comtesse, qui n'y faisait aucune attention. Mais accoutumée à ces curiosités mesquines qui s'attachent aux plus petites choses afin d'animer la vie de province, et dont se garantissent difficilement les esprits supérieurs, la marquise s'amusait de l'amour timide et sérieux, si tacitement exprimé par l'Anglais. Ces regards périodiques étaient devenus comme une habitude pour elle, et chaque jour elle signalait le passage d'Arthur par de nouvelles plaisanteries. En se mettant à table, les deux femmes regardèrent simultanément l'insulaire. Les yeux de Julie et d'Arthur se rencontrèrent cette fois avec une telle précision de sentiment, que la jeune femme rougit. Aussitôt l'Anglais pressa son cheval et partit au galop.
– Mais, madame, dit Julie à sa tante, que faut-il faire? Il doit être constant pour les gens qui voient passer cet Anglais que je suis…
– Oui, répondit la tante en l'interrompant.
– Hé! bien, ne pourrais-je pas lui dire de ne pas se promener ainsi?
– Ne serait-ce pas lui donner à penser qu'il est dangereux? Et d'ailleurs pouvez-vous empêcher un homme d'aller et venir où bon lui semble? Demain nous ne mangerons plus dans cette salle; quand il ne nous y verra plus, le jeune gentilhomme discontinuera de vous aimer par la fenêtre. Voilà, ma chère enfant, comment se comporte une femme qui a l'usage du monde.
Mais le malheur de Julie devait être complet. A peine les deux femmes se levaient-elles de table, que le valet de chambre de Victor arriva soudain. Il venait de Bourges à franc étrier, par des chemins détournés, et apportait à la comtesse une lettre de son mari. Victor, qui avait quitté l'empereur, annonçait à sa femme la chute du régime impérial, la prise de Paris, et l'enthousiasme qui éclatait en faveur des Bourbons sur tous les points de la France; mais ne sachant comment pénétrer jusqu'à Tours, il la priait de venir en toute hâte à Orléans où il espérait se trouver avec des passe-ports pour elle. Ce valet de chambre, ancien militaire, devait accompagner Julie de Tours à Orléans, route que Victor croyait libre encore.
– Madame, vous n'avez pas un instant à perdre, dit le valet de chambre, les Prussiens, les Autrichiens et les Anglais vont faire leur jonction à Blois ou à Orléans…
En quelques heures la jeune femme fut prête, et partit dans une vieille voiture de voyage que lui prêta sa tante.
– Pourquoi ne viendriez-vous pas à Paris avec nous? dit-elle en embrassant sa tante. Maintenant que les Bourbons se rétablissent, vous y trouveriez…
– Sans ce retour inespéré j'y serais encore allée, ma pauvre petite, car mes conseils vous sont trop nécessaires, et à Victor et à vous. Aussi vais-je faire toutes mes dispositions pour vous y rejoindre.
Julie partit accompagnée de sa femme de chambre et du vieux militaire, qui galopait à côté de la chaise en veillant à la sécurité de sa