La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04. Honore de Balzac

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La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04 - Honore de Balzac

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tout s'aplanirait: Lucien pourrait demeurer au second chez moi pendant que je lui bâtirais un appartement au-dessus de l'appentis au fond de la cour, à moins que mon père ne veuille élever un second étage. Nous lui arrangerions ainsi une vie sans soucis, une vie indépendante. Mon désir de soutenir Lucien me donnera pour faire fortune un courage que je n'aurais pas s'il ne s'agissait que de moi; mais il dépend de vous d'autoriser mon dévouement. Peut-être un jour ira-t-il à Paris, le seul théâtre où il puisse se produire, et où ses talents seront appréciés et rétribués. La vie de Paris est chère, et nous ne serons pas trop de trois pour l'y entretenir. D'ailleurs, à vous comme à votre mère, ne faudra-t-il pas un appui? Chère Ève, épousez-moi par amour pour Lucien. Plus tard vous m'aimerez peut-être en voyant les efforts que je ferai pour le servir et pour vous rendre heureuse. Nous sommes tous deux également modestes dans nos goûts, il nous faudra peu de chose; le bonheur de Lucien sera notre grande affaire, et son cœur sera le trésor où nous mettrons fortune, sentiments, sensations, tout!

      — Les convenances nous séparent, dit Ève émue en voyant combien ce grand amour se faisait petit. Vous êtes riche et je suis pauvre. Il faut aimer beaucoup pour passer par-dessus une semblable difficulté.

      — Vous ne m'aimez donc pas assez encore? s'écria David atterré.

      — Mais votre père s'opposerait peut-être...

      — Bien, bien, répondit David, s'il n'y a que mon père à consulter, vous serez ma femme. Ève, ma chère Ève! vous venez de me rendre la vie bien facile à porter en ce moment. J'avais, hélas! le cœur bien lourd de sentiments que je ne pouvais ni ne savais exprimer. Dites-moi seulement que vous m'aimez un peu, je prendrai le courage nécessaire pour vous parler de tout le reste.

      — En vérité, dit-elle, vous me rendez tout honteuse; mais puisque nous nous confions nos sentiments, je vous dirai que je n'ai jamais de ma vie pensé à un autre qu'à vous. J'ai vu en vous un de ces hommes auxquels une femme peut se trouver fière d'appartenir, et je n'osais espérer pour moi, pauvre ouvrière sans avenir, une si grande destinée.

      — Assez, assez, dit-il en s'asseyant sur la traverse du barrage auprès duquel ils étaient revenus, car ils allaient et venaient comme des fous en parcourant le même espace.

      — Qu'avez-vous? lui dit-elle en exprimant pour la première fois cette inquiétude si gracieuse que les femmes éprouvent pour un être qui leur appartient.

      — Rien que de bon, dit-il. En apercevant toute une vie heureuse, l'esprit est comme ébloui, l'âme est accablée. Pourquoi suis-je le plus heureux? dit-il avec une expression de mélancolie. Mais je le sais.

      Ève regarda David d'un air coquet et douteux qui voulait une explication.

      — Chère Ève, je reçois plus que je ne donne. Aussi vous aimerai-je toujours mieux que vous ne m'aimerez, parce que j'ai plus de raison de vous aimer: vous êtes un ange et je suis un homme.

      — Je ne suis pas si savante, répondit Ève en souriant. Je vous aime bien...

      — Autant que vous aimez Lucien? dit-il en l'interrompant.

      — Assez pour être votre femme, pour me consacrer à vous et tâcher de ne vous donner aucune peine dans la vie, d'abord un peu pénible, que nous mènerons.

      — Vous êtes-vous aperçue, chère Ève, que je vous ai aimée depuis le premier jour où je vous ai vue?

      — Quelle est la femme qui ne se sent pas aimée? demanda-t-elle.

      — Laissez-moi donc dissiper les scrupules que vous cause ma prétendue fortune. Je suis pauvre, ma chère Ève. Oui, mon père a pris plaisir à me ruiner, il a spéculé sur mon travail, il a fait comme beaucoup de prétendus bienfaiteurs avec leurs obligés. Si je deviens riche ce sera par vous. Ceci n'est pas une parole de l'amant, mais une réflexion du penseur. Je dois vous faire connaître mes défauts, et ils sont énormes chez un homme obligé de faire sa fortune. Mon caractère, mes habitudes, les occupations qui me plaisent me rendent impropre à tout ce qui est commerce et spéculation, et cependant nous ne pouvons devenir riches que par l'exercice de quelque industrie. Si je suis capable de découvrir une mine d'or, je suis singulièrement inhabile à l'exploiter. Mais vous, qui, par amour pour votre frère, êtes descendue aux plus petits détails, qui avez le génie de l'économie, la patiente attention du vrai commerçant, vous récolterez la moisson que j'aurai semée. Notre situation, car depuis long-temps je me suis mis au sein de votre famille, m'oppresse si fort le cœur que j'ai consumé mes jours et mes nuits à chercher une occasion de fortune. Mes connaissances en chimie et l'observation des besoins du commerce m'ont mis sur la voie d'une découverte lucrative. Je ne puis vous en rien dire encore, je prévois trop de lenteurs. Nous souffrirons pendant quelques années peut-être: mais je finirai par trouver les procédés industriels à la piste desquels je suis depuis quelques jours, et qui nous procureront une grande fortune. Je n'ai rien dit à Lucien, car son caractère ardent gâterait tout, il convertirait mes espérances en réalités, il vivrait en grand seigneur et s'endetterait peut-être. Ainsi gardez-moi le secret. Votre douce et chère compagnie pourra seule me consoler pendant ces longues épreuves, comme le désir de vous enrichir vous et Lucien me donnera de la constance et de la ténacité...

      — J'avais deviné aussi, lui dit Ève en l'interrompant, que vous étiez un de ces inventeurs auxquels il faut, comme à mon pauvre père, une femme qui prenne soin d'eux.

      — Vous m'aimez donc! Ah! dites-le-moi sans crainte, à moi qui ai vu dans votre nom un symbole de mon amour. Ève était la seule femme qu'il y eût dans le monde, et ce qui était matériellement vrai pour Adam l'est moralement pour moi. Mon Dieu! m'aimez-vous?

      — Oui, dit-elle en allongeant cette simple syllabe par la manière dont elle la prononça comme pour peindre l'étendue de ses sentiments.

      — Hé! bien, asseyons-nous là, dit-il en conduisant Ève par la main vers une longue poutre qui se trouvait au bas des roues d'une papeterie. Laissez-moi respirer l'air du soir, entendre les cris des ranettes, admirer les rayons de la lune qui tremblent sur les eaux; laissez-moi m'emparer de cette nature où je crois voir mon bonheur écrit en toute chose, et qui m'apparaît pour la première fois dans sa splendeur, éclairée par l'amour, embellie par vous. Ève, chère aimée! voici le premier moment de joie sans mélange que le sort m'ait donné! Je doute que Lucien soit aussi heureux que moi!

      En sentant la main d'Ève humide et tremblante dans la sienne, David y laissa tomber une larme. Ce fut en ce moment que Lucien aborda sa sœur.

      — Je ne sais pas, dit-il, si vous avez trouvé cette soirée belle, mais elle a été cruelle pour moi.

      — Mon pauvre Lucien, que t'est-il donc arrivé? dit Ève en remarquant l'animation du visage de son frère.

      Le poète irrité raconta ses angoisses, en versant dans ces cœurs amis les flots de pensées qui l'assaillaient. Ève et David écoutèrent Lucien en silence, affligés de voir passer ce torrent de douleurs qui révélait autant de grandeur que de petitesse.

      — Monsieur de Bargeton, dit Lucien en terminant, est un vieillard qui sera sans doute bientôt emporté par quelque indigestion, eh! bien, je dominerai ce monde orgueilleux, j'épouserai madame de Bargeton! J'ai lu dans ses yeux ce soir un amour égal au mien. Oui, mes blessures, elle les a ressenties; mes souffrances, elle les a calmées; elle est aussi grande et noble qu'elle est belle et gracieuse! Non, elle ne me trahira jamais!

      — N'est-il pas temps de lui faire une existence tranquille? dit à voix basse David

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