La Comédie humaine - Volume 08. Scènes de la vie de Province - Tome 04. Honore de Balzac
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Les voyageurs débarquèrent à l'hôtel du Gaillard-Bois, rue de l'Échelle, avant le jour. Les deux amants étaient si fatigués l'un et l'autre, qu'avant tout Louise voulut se coucher et se coucha, non sans avoir ordonné à Lucien de demander une chambre au-dessus de l'appartement qu'elle prit. Lucien dormit jusqu'à quatre heures du soir. Madame de Bargeton le fit éveiller pour dîner, il s'habilla précipitamment en apprenant l'heure, et trouva Louise dans une de ces ignobles chambres qui sont la honte de Paris, où, malgré tant de prétentions à l'élégance, il n'existe pas encore un seul hôtel où tout voyageur riche puisse retrouver son chez soi. Quoiqu'il eût sur les yeux ces nuages que laisse un brusque réveil, Lucien ne reconnut pas sa Louise dans cette chambre froide, sans soleil, à rideaux passés, dont le carreau frotté semblait misérable, où le meuble était usé, de mauvais goût, vieux ou d'occasion. Il est en effet certaines personnes qui n'ont plus ni le même aspect ni la même valeur, une fois séparées des figures, des choses, des lieux qui leur servent de cadre. Les physionomies vivantes ont une sorte d'atmosphère qui leur est propre, comme le clair-obscur des tableaux flamands est nécessaire à la vie des figures qu'y a placées le génie des peintres. Les gens de province sont presque tous ainsi. Puis madame de Bargeton parut plus digne, plus pensive qu'elle ne devait l'être en un moment où commençait un bonheur sans entraves. Lucien ne pouvait se plaindre: Gentil et Albertine les servaient. Le dîner n'avait plus ce caractère d'abondance et d'essentielle bonté qui distingue la vie en province. Les plats coupés par la spéculation sortaient d'un restaurant voisin, ils étaient maigrement servis, ils sentaient la portion congrue. Paris n'est pas beau dans ces petites choses auxquelles sont condamnés les gens à fortune médiocre. Lucien attendit la fin du repas pour interroger Louise dont le changement lui semblait inexplicable. Il ne se trompait point. Un événement grave, car les réflexions sont les événements de la vie morale, était survenu pendant son sommeil.
Sur les deux heures après midi, Sixte du Châtelet s'était présenté à l'hôtel, avait fait éveiller Albertine, avait manifesté le désir de parler à sa maîtresse, et il était revenu après avoir à peine laissé le temps à madame de Bargeton de faire sa toilette. Anaïs dont la curiosité fut excitée par cette singulière apparition de monsieur du Châtelet, elle qui se croyait si bien cachée, l'avait reçu vers trois heures.
— Je vous ai suivie en risquant d'avoir une réprimande à l'Administration, dit-il en la saluant, car je prévoyais ce qui vous arrive. Mais dussé-je perdre ma place, au moins vous ne serez pas perdue, vous!
— Que voulez-vous dire? s'écria madame de Bargeton.
— Je vois bien que vous aimez Lucien, reprit-il d'un air tendrement résigné, car il faut bien aimer un homme pour ne réfléchir à rien, pour oublier toutes les convenances, vous qui les connaissez si bien! Croyez-vous donc, chère Naïs adorée, que vous serez reçue chez madame d'Espard ou dans quelque salon de Paris que ce soit, du moment où l'on saura que vous vous êtes comme enfuie d'Angoulême avec un jeune homme, et surtout après le duel de monsieur de Bargeton et de monsieur Chandour? Le séjour de votre mari à l'Escarbas a l'air d'une séparation. En un cas semblable, les gens comme il faut commencent par se battre pour leurs femmes, et les laissent libres après. Aimez monsieur de Rubempré, protégez-le, faites-en tout ce que vous voudrez, mais ne demeurez pas ensemble! Si quelqu'un ici savait que vous avez fait le voyage dans la même voiture, vous seriez mise à l'index par le monde que vous voulez voir. D'ailleurs, Naïs, ne faites pas encore de ces sacrifices à un jeune homme que vous n'avez encore comparé à personne, qui n'a été soumis à aucune épreuve, et qui peut vous oublier ici pour une Parisienne en la croyant plus nécessaire que vous à ses ambitions. Je ne veux pas nuire à celui que vous aimez, mais vous me permettrez de faire passer vos intérêts avant les siens, et de vous dire: «Étudiez-le! Connaissez bien toute l'importance de votre démarche.» Si vous trouvez les portes fermées, si les femmes refusent de vous recevoir, au moins n'ayez aucun regret de tant de sacrifices, en songeant que celui auquel vous les faites en sera toujours digne, et les comprendra. Madame d'Espard est d'autant plus prude et sévère qu'elle-même est séparée de son mari, sans que le monde ait pu pénétrer la cause de leur désunion; mais les Navarreins, les Blamont-Chauvry, les Lenoncourt, tous ses parents l'ont entourée, les femmes les plus collet-monté vont chez elle et l'accueillent avec respect, en sorte que le marquis d'Espard a tort. Dès la première visite que vous lui ferez, vous reconnaîtrez la justesse de mes avis. Certes, je puis vous le prédire, moi qui connais Paris: en entrant chez la marquise vous seriez au désespoir qu'elle sût que vous êtes à l'hôtel du Gaillard-Bois avec le fils d'un apothicaire, tout monsieur de Rubempré qu'il veut être. Vous aurez ici des rivales bien autrement astucieuses et rusées qu'Amélie, elles ne manqueront pas de savoir qui vous êtes, où vous êtes, d'où vous venez, et ce que vous faites. Vous avez compté sur l'incognito, je le vois; mais vous êtes de ces personnes pour lesquelles l'incognito n'existe point. Ne rencontrerez-vous pas Angoulême partout? c'est les Députés de la Charente qui viennent pour l'ouverture des Chambres; c'est le Général qui est à Paris en congé; mais il suffira d'un seul habitant d'Angoulême qui vous aperçoive pour que votre vie soit arrêtée d'une étrange manière: vous ne seriez plus que la maîtresse de Lucien. Si vous avez besoin de moi pour quoi que ce soit, je suis chez le Receveur-Général, rue du Faubourg-Saint-Honoré, à deux pas de chez madame d'Espard. Je connais assez la maréchale de Carigliano, madame de Sérizy et le Président du Conseil pour vous y présenter; mais vous verrez tant de monde chez madame d'Espard, que vous n'aurez pas besoin de moi. Loin d'avoir à désirer d'aller dans tel ou tel salon, vous serez désirée dans tous les salons.
Du Châtelet put parler sans que madame de Bargeton l'interrompît: elle était saisie par la justesse de ces observations. La reine d'Angoulême avait en effet compté sur l'incognito.
— Vous avez raison, cher ami, dit-elle; mais comment faire?
— Laissez-moi, répondit Châtelet, vous chercher un appartement tout meublé, convenable; vous mènerez ainsi une vie moins chère que la vie des hôtels, et vous serez chez vous; et, si vous m'en croyez, vous y coucherez ce soir.
— Mais comment avez-vous connu mon adresse? dit-elle.
— Votre voiture était facile à reconnaître, et d'ailleurs je vous suivais. A Sèvres, le postillon qui vous a menée a dit votre adresse au mien. Me permettrez-vous d'être votre maréchal-des-logis? je vous écrirai bientôt pour vous dire où je vous aurai casée.
— Hé! bien, faites, dit-elle.
Ce mot ne semblait rien, et c'était tout. Le baron du Châtelet avait parlé la langue du monde à une femme du monde. Il s'était montré dans toute l'élégance d'une mise parisienne; un joli cabriolet bien attelé l'avait amené. Par hasard, madame de Bargeton se mit à la croisée pour réfléchir à sa position, et vit partir le vieux dandy. Quelques instants après, Lucien, brusquement éveillé, brusquement habillé, se produisit à ses regards dans son pantalon de nankin de l'an dernier, avec sa méchante petite redingote. Il était beau, mais ridiculement mis. Habillez l'Apollon du Belvédère ou l'Antinoüs en porteur d'eau, reconnaîtrez-vous alors la divine création du ciseau grec ou romain? Les yeux comparent avant que le cœur n'ait rectifié ce rapide jugement machinal. Le contraste entre Lucien et Châtelet fut trop brusque pour ne pas frapper les yeux de Louise. Lorsque vers six heures le dîner fut terminé, madame de Bargeton fit signe à Lucien de venir près d'elle sur un méchant canapé de calicot rouge à fleurs jaunes, où elle s'était assise.
— Mon Lucien, dit-elle, n'es-tu pas d'avis que si nous avons fait une folie qui nous tue également, il y a de la raison à la réparer? Nous ne devons, cher enfant, ni demeurer ensemble à Paris, ni laisser soupçonner que nous y