Les compagnons de Jéhu. Dumas Alexandre
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Читать онлайн книгу Les compagnons de Jéhu - Dumas Alexandre страница 21
Bonaparte fit un signe au surveillant, qui, tandis que Louis faisait sa petite malle, vint lui parler à la porte.
Il apprit alors que l'enfant était chassé de l'école.
La mesure était grave: elle désespérait toute une famille et brisait peut-être l'avenir de son jeune camarade.
Avec cette rapidité de décision qui était un des signes caractéristiques de son organisation, il prit le parti de faire demander une audience au gouverneur, tout en recommandant au surveillant de ne pas presser le départ de Louis.
Bonaparte était un excellent élève, fort aimé à l'école, fort estimé du marquis Tiburce Valence; sa demande lui fut donc accordée à l'instant même.
Introduit près du gouverneur, il lui raconta tout, et, sans charger le moins du monde Valence, il tâcha d'innocenter Louis.
– C'est vrai, ce que vous me racontez là, monsieur? demanda le gouverneur.
– Interrogez votre neveu lui-même, je m'en rapporterai à ce qu'il vous dira.
On envoya chercher Valence. Il avait appris l'expulsion de Louis et venait lui même raconter à son oncle ce qui s'était passé.
Son récit fut entièrement conforme à celui du jeune Bonaparte.
– C'est bien, dit le gouverneur; Louis ne partira pas, c'est vous qui partirez; vous êtes en âge de sortir de l'école.
Puis, sonnant:
– Que l'on me donne le tableau des sous-lieutenances vacantes, dit-il au planton.
Le même jour, une sous-lieutenance était demandée d'urgence au ministre pour le jeune Valence.
Le même soir, Valence partait pour rejoindre son régiment.
Il alla dire adieu à Louis, qu'il embrassa moitié de gré, moitié de force, tandis que Bonaparte lui tenait les mains.
L'enfant ne reçut l'accolade qu'à contrecoeur.
– C'est bien pour maintenant, dit-il; mais, si nous nous rencontrons jamais et que nous ayons tous deux l'épée au côté…
Un geste de menace acheva sa phrase.
Valence partit.
Le 10 octobre 1785, Bonaparte recevait lui-même son brevet de sous-lieutenant: il faisait partie des cinquante-huit brevets que Louis XVI venait de signer pour lécole militaire.
Onze ans plus tard, le 15 novembre 1796, Bonaparte, général en chef de l'armée d'Italie, à la tête du pont d'Arcole, que défendaient deux régiments de Croates et deux pièces de canon, voyant la mitraille et la fusillade décimer ses rangs, sentant la victoire plier entre ses mains, s'effrayant de l'hésitation des plus braves, arrachait aux doigts crispés d'un mort un drapeau tricolore et s'élançait sur le pont en s'écriant: «Soldats! n'êtes-vous plus les hommes de Lodi?» lorsqu'il s'aperçut qu'il était dépassé par un jeune lieutenant qui le couvrait de son corps.
Ce n'était point ce que voulait Bonaparte; il voulait passer le premier; il eût voulu, si la chose eût été possible, passer seul.
Il saisit le jeune homme par le pan de son habit, et, le tirant en arrière:
– Citoyen, dit-il, tu nes que lieutenant, je suis général en chef; à moi le pas.
– Cest trop juste, répondit celui-ci.
Et il suivit Bonaparte, au lieu de le précéder.
Le soir, en apprenant que deux divisions autrichiennes avaient été complètement détruites, en voyant les deux mille prisonniers quil avait faits, en comptant les canons et les drapeaux enlevés, Bonaparte se souvint de ce jeune lieutenant quil avait trouvé devant lui au moment où il croyait navoir devant lui que la mort.
– Berthier, dit-il, donne lordre à mon aide de camp Valence de me chercher un jeune lieutenant de grenadiers avec lequel jai eu une affaire ce matin sur le pont dArcole.
– Général, répondit Berthier en balbutiant, Valence est blessé.
– En effet, je ne lai pas vu aujourdhui. Blessé, où? comment? sur le champ de bataille?
– Non général; il a pris hier une querelle et a reçu un coup dépée à travers la poitrine.
Bonaparte fronce le sourcil:
– On sait cependant autour de moi que je naime pas les duels; le sang dun soldat nest pas à lui, il est à la France. Donne lordre à Muiron, alors.
– Il est tué, général.
– À Elliot, en ce cas.
– Tué aussi.
Bonaparte tira un mouchoir de sa poche et le passa sur son front inondé de sueur.
– À qui vous voudrez, alors; mais je veux voir ce lieutenant.
Il n'osait plus nommer personne, de peur d'entendre encore retentir cette fatale parole: «Il est tué.»
Un quart d'heure après, le jeune lieutenant était introduit sous sa tente.
La lampe ne jetait qu'une faible lueur.
– Approchez, lieutenant, dit Bonaparte.
Le jeune homme fit trois pas et entra dans le cercle de lumière.
– C'est donc vous, continua Bonaparte, qui vouliez ce matin passer avant moi?
– C'était un pari que j'avais fait, général, répondit gaiement le jeune lieutenant, dont la voix fit tressaillir le général en chef.
– Et je vous lai fait perdre?
– Peut-être oui, peut-être non.
– Et quel était ce pari?
– Que je serais nommé aujourd'hui capitaine.
– Vous avez gagné.
– Merci, général.
Et le jeune homme sélança comme pour serrer la main de Bonaparte; mais presque aussitôt il fit un mouvement en arrière.
La lumière avait éclairé son visage pendant une seconde; cette seconde avait suffi au général en chef pour remarquer le visage comme il avait remarqué la voix.
Ni l'un ni lautre ne lui étaient inconnus.
Il chercha un instant dans sa mémoire; mais, trouvant sa mémoire rebelle:
– Je vous connais, dit-il.
– C'est possible, général.
– C'est certain même; seulement je ne puis me rappeler votre nom.
– Vous vous êtes arrangé, général, de manière qu'on n'oublie pas le vôtre.