La vie errante. Guy de Maupassant
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу La vie errante - Guy de Maupassant страница 2
Or, le génie de celui qui, d'un bond de sa pensée, est allé de la chute d'une pomme à la grande loi qui régit les mondes, ne semble-t-il, pas né d'un germe plus divin que l'esprit pénétrant de l'inventeur américain, du miraculeux fabricant de sonnettes, de porte-voix et d'appareils lumineux.
N'est-ce point là le vice secret de l'âme moderne, la marque de son infériorité dans un triomphe?
J'ai peut-être tort absolument. En tout cas, ces choses, qui nous intéressent, ne nous passionnent pas comme les anciennes formes de la pensée, nous autre, esclaves irritables d'un rêve de beauté délicate, qui hante et gâte notre vie.
J'ai senti qu'il me serait agréable de revoir Florence, et je suis parti.
* * * * *
Sortis du port de Cannes à trois heures du matin, nous avons pu recueillir encore un reste des faibles brises que les golfes exhalent vers la mer pendant la nuit. Puis un léger souffle du large est venu, poussant le yacht couvert de toile vers la côte italienne.
C'est un bateau de vingt tonneaux tout blanc avec un imperceptible fil doré qui le contourne comme une mince cordelière sur un flanc de cygne. Ses voiles en toile fine et neuve, sous le soleil d'août qui jette des flammes sur l'eau, ont l'air d'ailes de soie argentée déployées dans le firmament bleu. Ses trois focs s'envolent en avant, triangles légers qu'arrondit l'haleine du vent, et, la grande misaine est molle, sous la flèche aiguë qui dresse, à dix-huit mètres au dessus du pont, sa pointe éclatante par le ciel. Tout à l'arrière, la dernière voile, l'artimon, semble dormir.
Et tout la monde bientôt sommeille sur le pont. C'est un après-midi d'été, sur la Méditerranée. La dernière brise est tombée. Le soleil féroce emplit le ciel et fait de la mer une plaque molle et bleuâtre, sans mouvement et sans frissons, endormie aussi, sous un miroitant duvet de brume qui semble la sueur de l'eau.
Malgré les tentes que j'ai fait établir pour me mettre à l'abri, la chaleur est telle sous la toile que je descends au salon me jeter sur un divan.
Il fait toujours frais dans l'intérieur. Le bateau est profond, construit pour naviguer dans les mers du Nord et supporter les gros temps. On peut vivre, un peu à l'étroit, équipage et passagers, à six ou sept personnes dans cette petite demeure flottante et on peut asseoir huit convives autour de la table du salon.
L'intérieur est en pin du nord verni, avec encadrements de teck, éclairé par les cuivres des serrures, des ferrures, des chandeliers, tous les cuivres jaunes et gais qui sont le luxe des yachts.
Comme c'est bizarre ce changement, après la clameur de Paris! Je n'entends plus rien, mais rien, rien. De quart d'heure en quart d'heure, le matelot qui s'assoupit à la barre, toussote et crache. La petite pendule suspendue contre la cloison de bois fait un bruit qui semble formidable dans ce silence du ciel et de la mer.
Et ce minuscule battement troublant seul l'immense repos des éléments me donne soudain la surprenante sensation des solitudes illimitées où les murmures des mondes, étouffés à quelques mètres de leurs surfaces, demeurent imperceptibles dans le silence universel!
Il semble que quelque chose de ce calme éternel de l'espace descend et se répand sur la mer immobile, par ce jour étouffant d'été. C'est quelque chose d'accablant, d'irrésistible, d'endormeur, d'anéantissant, comme le contact du vide infini. Toute la volonté défaille, toute pensée s'arrête, le sommeil s'empare du corps et de l'âme.
Le soir venait quand je me réveillai. Quelques souffles de brise crépusculaire, très inespérés d'ailleurs, nous poussèrent encore jusqu'au soleil couché.
Nous étions assez près des côtes, en face d'une ville, San-Remo, sans espoir de l'atteindre. D'autres villages ou petites cités, s'étalant au pied de la haute montagne grise, ressemblaient à des tas de linge blanc mis à sécher sur les plages. Quelques brumes fumaient sur les pentes des Alpes, effaçaient les vallées en rampant vers les sommets dont les crêtes dessinaient une immense ligne dentelée dans un ciel rose et lilas.
Et la nuit tomba sur nous, la montagne disparut, des feux s'allumèrent au ras de l'eau tout le long de la grande côte.
Une bonne odeur de cuisine, sortit de l'intérieur du yacht, se mêlant agréablement à la bonne et fraîche odeur de l'air marin.
Lorsque j'eus dîné, je m'étendis sur le pont. Ce jour tranquille de flottement avait nettoyé mon esprit comme un coup d'éponge sur une vitre ternie; et des souvenirs en foule surgissaient dans ma pensée, des souvenirs sur la vie que je venais de quitter, sur des gens connus, observés ou aimés.
Être seul, sur l'eau, et sous le ciel, par une nuit chaude, rien ne fait ainsi voyager l'esprit et vagabonder l'imagination. Je me sentais surexcité, vibrant, comme si j'avais bu des vins capiteux, respiré de l'éther ou aimé une femme.
Une petite fraîcheur nocturne mouillait la peau d'un imperceptible bain de brume salée. Le frisson savoureux de ce tiède refroidissement de l'air courait sur les membres, entrait dans les poumons, béatifiait le corps et l'esprit en leur immobilité.
Sont-ils plus heureux ou plus malheureux ceux qui reçoivent leurs sensations par toute la surface de leur chair autant que par leurs yeux, leur bouche, leur odorat ou leurs oreilles?
C'est une faculté rare et redoutable, peut-être, que cette excitabilité nerveuse et maladive de l'épiderme et de tous les organes qui fait une émotion des moindres impressions physiques et qui, suivant les températures de la brise, les senteurs du sol et la couleur du jour, impose des souffrances, des tristesses et des joies.
Ne pas pouvoir entrer dans une salle de théâtre, parce que le contact des foules agite inexplicablement l'organisme entier, ne pas pouvoir pénétrer dans une salle de bal parce que la gaieté banale et le mouvement tournoyant des valses irrite comme une insulte, se sentir lugubre à pleurer ou joyeux sans raison suivant la décoration, les tentures et la décomposition de la lumière dans un logis, et rencontrer quelquefois par des combinaisons de perceptions, des satisfactions physiques que rien ne peut révéler aux gens d'organisme grossier, est-ce un bonheur ou un malheur?
Je l'ignore; mais, si le système nerveux n'est pas sensible jusqu'à la douleur ou jusqu'à l'extase, il ne nous communique que des commotions moyennes, et des satisfactions vulgaires.
Cette brume de la mer me caressait, comme un bonheur. Elle s'étendait sur le ciel, et je regardais avec délices les étoiles enveloppées de ouate, un peu pâlies dans le firmament sombre et blanchâtre. Les côtes avaient disparu derrière cette vapeur qui flottait sur l'eau et nimbait les astres.
On eût dit qu'une main surnaturelle venait d'empaqueter le monde, en des nuées fines de coton, pour quelque voyage inconnu.
Et tout à coup, à travers cette ombre neigeuse, une musique lointaine venue on ne sait d'où, passa sur la mer. Je crus qu'un orchestre aérien errait dans l'étendue pour me donner un concert. Les sons affaiblis, mais clairs, d'une sonorité charmante, jetaient par la nuit douce un murmure d'opéra.
Une voix parla près de moi.
«Tiens, disait un marin, c'est aujourd'hui dimanche et voilà la musique de San Remo qui joue dans le jardin public.»
J'écoutais, tellement surpris que je me croyais le jouet d'un joli songe. J'écoutai longtemps,