La vie errante. Guy de Maupassant

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La vie errante - Guy de Maupassant

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de ce musée surprenant qui désoriente le jugement.

      * * * * *

      Depuis le port de Gênes jusqu'à la pointe de Porto-Fino, c'est un chapelet de villes, un égrènement de maisons sur les plages, entre le bleu de la mer et le vert de la montagne. La brise du sud-est nous force à louvoyer. Elle est faible, mais à souffles brusques qui inclinent le yacht, le lancent tout à coup en avant, ainsi qu'un cheval s'emporte, avec deux bourrelets d'écume qui bouillonnent à la proue comme une bave de bête marine. Puis le vent cesse et le bateau se calme, reprend sa petite route tranquille qui, suivant les bordées, tantôt l'éloigne, tantôt le rapproche de la côte italienne. Vers deux heures, le patron qui consultait l'horizon avec les jumelles, pour reconnaître à la voilure portée et aux amures prises par les bâtiments en vue, la force et la direction des courants d'air, en ces parages où chaque golfe donne un vent tempétueux ou léger, où les changements de temps sont rapides comme une attaque de nerfs de femme, me dit brusquement:

      «Monsieur, faut amener le flèche; les deux bricks-goëlettes qui sont devant nous viennent de serrer leurs voiles hautes. Ça souffle dur là-bas.»

      L'ordre fut donné; et la longue toile gonflée descendit du sommet du mât, glissa, pendante et flasque, palpitante encore comme un oiseau qu'on tue, le long de la misaine qui commençait à pressentir la rafale annoncée et proche.

      Il n'y avait point de vagues. Quelques petits flots seulement moutonnaient de place en place; mais soudain, au loin, devant nous, je vis l'eau toute blanche, blanche comme si on étendait un drap par-dessus. Cela venait, se rapprochait, accourait, et lorsque cette ligne cotonneuse ne fut plus qu'à quelques centaines de mètres de nous, toute la voilure du yacht reçut brusquement une grande secousse du vent qui semblait galoper sur la surface de la mer, rageur et furieux, en lui plumant le flanc comme une main plumerait le ventre d'un cygne. Et tout ce duvet arraché de l'eau, cet épiderme d'écume voltigeait, s'envolait, s'éparpillait sous l'attaque invisible et sifflante de la bourrasque. Nous aussi, couchés sur le côté, le bordage noyé dans le flot clapoteux qui montait sur le pont, les haubans tendus, la mâture craquant, nous partîmes d'une course affolée, gagnés par un vertige, par une furie de vitesse. Et c'est vraiment une ivresse unique, inimaginablement exaltante, de tenir en ses deux mains, avec tous ses muscles tendus depuis le jarret jusqu'au cou, la longue barre de fer qui conduit à travers les rafales cette bête emportée et inerte, docile et sans vie, faite de toile et de bois.

      Cette fureur de l'air ne dura guère que trois quarts d'heure; et tout à coup, lorsque la Méditerranée eut repris sa belle teinte bleue, il me sembla, tant l'atmosphère devint douce subitement, que l'humeur du ciel s'apaisait. C'était une colère tombée, la fin d'une matinée revêche; et le rire joyeux du soleil se répandit largement dans l'espace.

      Nous approchions du cap où j'aperçus, à l'extrémité, au pied de la côte escarpée, dans une trouée apparue sans accès, une église et trois maisons. Qui demeure là, bon Dieu? que peuvent faire ces gens? Comment communiquent-ils avec les autres vivants sinon par un des deux petits canots tirés sur leur plage étroite.

      Voici la pointe doublée. La côte continue jusqu'à Porto-Venere, à l'entrée du golfe de la Spezzia. Toute cette partie du rivage italien est incomparablement séduisante.

      Dans une baie large et profonde ouverte devant nous, on entrevoit

      Santa-Margherita, puis Rapallo, Chiavari. Plus loin Sestri Levante.

      Le yacht ayant viré de bord glissait à deux encablures des rochers, et voilà qu'au bout de ce cap, que nous finissions à peine de contourner, on découvre soudain une gorge où entre la mer, une gorge cachée, presque introuvable, pleine d'arbres, de sapins, d'oliviers, de châtaigniers. Un tout petit village, Porto-Fino, se développe en demi-lune autour de ce calme bassin.

      Nous traversons lentement le passage étroit qui relie à la grande mer ce ravissant port naturel, et nous pénétrons dans ce cirque de maisons couronné par un bois d'un vert puissant et frais, reflétés l'un et l'autre dans le miroir d'eau tranquille et rond où semblent dormir quelques barques de pêche.

      Une d'elles vient à nous montée par un vieil homme. Il nous salue, nous souhaite la bienvenue, indique le mouillage, prend une amarre pour la porter à terre, revient offrir ses services, ses conseils, tout ce qu'il nous plaira de lui demander, nous fait enfin les honneurs de ce hameau de pêche. C'est le maître de port.

      Jamais peut-être, je n'ai senti une impression de béatitude comparable à celle de l'entrée dans cette crique verte, et un sentiment de repos, d'apaisement, d'arrêt de l'agitation vaine où se débat la vie, plus fort et plus soulageant que celui qui m'a saisi quand le bruit de l'ancre tombant eut dit à tout mon être ravi que nous étions fixés là.

      Depuis huit jours je rame. Le yacht demeure immobile au milieu de la rade minuscule et tranquille; et moi je vais rôder dans mon canot, le long des côtes, dans les grottes où grogne la mer au fond de trous invisibles, et autour des îlots découpés et bizarres qu'elle mouille de baisers sans fin à chacun de ses soulèvements, et sur les écueils à fleur d'eau qui portent des crinières d'herbes marines. J'aime voir flotter sous moi, dans les ondulations de la vague insensible, ces longues plantes rouges ou vertes où se mêlent, où se cachent, où glissent les immenses familles à peine écloses des jeunes poissons. On dirait des semences d'aiguilles d'argent qui vivent et qui nagent.

      Quand je relève les yeux sur les rochers du rivage, j'y aperçois des groupes de gamins nus, au corps bruni, étonnés de ce rôdeur. Ils sont innombrables aussi, comme une autre progéniture de la mer, comme une tribu de jeunes tritons nés d'hier qui s'ébattent et grimpent aux rives de granit pour boire un peu l'air de l'espace. On en trouve cachés dans toutes les crevasses, on en aperçoit debout sur les pointes, dessinant dans le ciel italien leurs formes jolies et frêles de statuettes de bronze. D'autres, assis, les jambes pendantes, au bord des grosses pierres, se reposent entre deux plongeons.

      Nous avons quitté Porto-Fino pour un séjour à Santa-Margherita. Ce n'est point un port, mais un fond de golfe un peu abrité par un môle.

      Ici, la terre est tellement captivante qu'elle fait presque oublier la mer. La ville est abritée par l'angle creux des deux montagnes. Un vallon les sépare qui va vers Gênes. Sur ces deux côtes, d'innombrables petits chemins entre deux murs de pierres, hauts d'un mètre environ, se croisent, montent et descendent, vont et viennent, étroits, pierreux, en ravins et en escaliers, et séparent d'innombrables champs ou plutôt des jardins d'oliviers et de figuiers qu'enguirlandent des pampres rouges. À travers les feuillages brûlés des vignes grimpées dans les arbres, on aperçoit à perte de vue la mer bleue, des caps rouges, des villages blancs, des bois de sapins sur les pentes, et les grands sommets de granit gris. Devant les maisons, rencontrées de place en place, les femmes font de la dentelle. Dans tout ce pays, d'ailleurs, on n'aperçoit guère une porte où ne soient assises deux ou trois de ces ouvrières, travaillant à l'ouvrage héréditaire, et maniant de leurs doigts légers les nombreux fils blancs ou noirs où pendent et dansent, dans un sautillement éternel, de courts morceaux de bois jaune. Elles sont souvent jolies, grandes et d'allure fière, mais négligées, sans toilette et sans coquetterie. Beaucoup conservent encore des traces du sang sarrasin.

      Un jour, au coin d'une rue de hameau, une d'elles passa près de moi qui me laissa l'émotion de la plus surprenante beauté que j'aie rencontrée peut-être.

      Sous une botte lourde de cheveux sombres qui s'envolaient autour du front, dans un désordre dédaigneux et hâtif, elle avait une figure ovale et brune d'Orientale, de filles des Maures dont elle gardait l'ancestrale démarche; mais le soleil des Florentines lui avait fait une peau aux lueurs d'or. Les yeux, – quels yeux! – longs et d'un noir impénétrable, semblaient glisser une caresse sans regard entre des cils tellement pressés et grands que je n'en ai jamais vu de pareils. Et la chair

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