Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8). Gustave Flaubert

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Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome I (of 8) - Gustave Flaubert

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se tenir éveillée, afin de prolonger l'illusion de cette vie luxueuse qu'il lui faudrait tout à l'heure abandonner.

      Le petit jour parut. Elle regarda les fenêtres du château, longuement, tâchant de deviner quelles étaient les chambres de tous ceux qu'elle avait remarqués la veille. Elle aurait voulu savoir leurs existences, y pénétrer, s'y confondre.

      Mais elle grelottait de froid. Elle se déshabilla et se blottit entre les draps, contre Charles qui dormait.

      Il y eut peu de monde à déjeuner. Le repas dura dix minutes; on ne servit aucune liqueur, ce qui étonna le médecin. Ensuite Mlle d'Andervilliers ramassa des morceaux de brioche dans une bannette, pour les porter aux cygnes sur la pièce d'eau; et on s'alla promener dans la serre chaude où des plantes bizarres, hérissées de poils, s'étageaient en pyramides sous des vases suspendus, qui, pareils à des nids de serpents trop pleins, laissaient retomber de leurs bords de longs cordons entrelacés. L'orangerie, que l'on trouvait au bout, menait à couvert jusqu'aux communs du château. Le marquis, pour amuser la jeune femme, la mena voir les écuries. Au-dessus des râteliers en forme de corbeilles, des plaques de porcelaine portaient en noir le nom des chevaux. Chaque bête s'agitait dans sa stalle, quand on passait près d'elle en claquant de la langue. Le plancher de la sellerie luisait à l'œil comme le parquet d'un salon. Les harnais de voiture étaient dressés dans le milieu sur deux colonnes tournantes, et les mors, les fouets, les étriers, les gourmettes, rangés en ligne tout le long de la muraille.

      Charles, cependant, alla prier un domestique d'atteler son boc. On l'amena devant le perron, et, tous les paquets y étant fourrés, les époux Bovary firent leurs politesses au marquis et à la marquise, et repartirent pour Tostes.

      Emma, silencieuse, regardait tourner les roues. Charles, posé sur le bord extrême de la banquette, conduisait, les deux bras écartés, et le petit cheval trottait l'amble, dans les brancards, qui étaient trop larges pour lui; les guides molles battaient sur sa croupe en s'y trempant d'écume, et la boîte ficelée derrière le boc donnait contre la caisse de grands coups réguliers.

      Ils étaient sur les hauteurs de Thibourville, lorsque devant eux, tout à coup, des cavaliers passèrent en riant, avec des cigares à la bouche. Emma crut reconnaître le Vicomte; elle se détourna et n'aperçut à l'horizon que le mouvement des têtes s'abaissant et montant, selon la cadence inégale des trots ou du galop.

      Un quart de lieue plus loin, il fallut s'arrêter pour raccommoder, avec de la corde, le reculement qui était rompu.

      Charles, donnant au harnais un dernier coup d'œil, vit quelque chose par terre, entre les jambes de son cheval, et il ramassa un porte-cigares tout brodé de soie verte et blasonné à son milieu comme la portière d'un carrosse.

      – Il y a même deux cigares dedans, dit-il; ce sera pour ce soir, après dîner.

      – Tu fumes donc? demanda-t-elle.

      – Quelquefois, quand l'occasion se présente.

      Il mit sa trouvaille dans sa poche et fouetta le bidet.

      Quand ils arrivèrent chez eux, le dîner n'était point prêt. Madame s'emporta. Nastasie répondit insolemment.

      – Partez! dit Emma. C'est se moquer, je vous chasse.

      Il y avait, pour dîner, de la soupe à l'oignon, avec un morceau de veau à l'oseille. Charles, assis devant Emma, dit en se frottant les mains d'un air heureux:

      – Cela fait plaisir de se retrouver chez soi.

      On entendait Nastasie qui pleurait. Il aimait un peu cette pauvre fille. Elle lui avait tenu société pendant bien des soirs, dans les désœuvrements de son veuvage. C'était sa première pratique, sa plus ancienne connaissance du pays.

      – Est-ce que tu l'as renvoyée pour tout de bon? dit-il enfin.

      – Oui. Qui m'en empêche? répondit-elle.

      Puis ils se chauffèrent dans la cuisine, pendant qu'on apprêtait leur chambre. Charles se mit à fumer. Il fumait en avançant les lèvres, crachant à toute minute, se reculant à chaque bouffée.

      – Tu vas te faire mal, dit-elle dédaigneusement.

      Il déposa son cigare et courut avaler, à la pompe, un verre d'eau froide. Emma, saisissant le porte-cigares, le jeta vivement au fond de l'armoire.

      La journée fut longue, le lendemain! Elle se promena dans son jardinet, passant et revenant par les mêmes allées, s'arrêtant devant les plates-bandes, devant l'espalier, devant le curé de plâtre, considérant avec ébahissement toutes ces choses d'autrefois qu'elle connaissait si bien. Comme le bal déjà lui semblait loin! Qui donc écartait, à tant de distance, le matin d'avant-hier et le soir d'aujourd'hui? Son voyage à la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, à la manière de ces grandes crevasses, qu'un orage, en une seule nuit, creuse quelquefois dans les montagnes. Elle se résigna pourtant; elle serra pieusement dans la commode sa belle toilette et jusqu'à ses souliers de satin, dont la semelle s'était jaunie à la cire glissante du parquet. Son cœur était comme eux. Au frottement de la richesse, il s'était placé dessus quelque chose qui ne s'effacerait pas.

      Ce fut donc une occupation pour Emma que le souvenir de ce bal. Toutes les fois que revenait le mercredi, elle se disait en s'éveillant: «Ah! il y a huit jours… il y a quinze jours… il y a trois semaines, j'y étais.» Et, peu à peu, les physionomies se confondirent dans sa mémoire; elle oublia l'air des contredanses, elle ne vit plus si nettement les livrées et les appartements; quelques détails s'en allèrent, mais le regret lui resta.

      IX

      Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dans l'armoire, entre les plis du linge où elle l'avait laissé, le porte-cigares en soie verte.

      Elle le regardait, l'ouvrait, et même elle flairait l'odeur de sa doublure, mêlée de verveine et de tabac. A qui appartenait-il?.. au Vicomte. C'était peut-être un cadeau de sa maîtresse? On avait brodé cela sur quelque métier de palissandre, meuble mignon que l'on cachait à tous les yeux, qui avait occupé bien des heures, et où s'étaient penchées les boucles molles de la travailleuse pensive. Un souffle d'amour avait passé parmi les mailles du canevas; chaque coup d'aiguille avait fixé là une espérance ou un souvenir; et tous ces fils de soie entrelacés n'étaient que la continuité de la même passion silencieuse. Et puis, le Vicomte, un matin, l'avait emporté avec lui. De quoi avait-on parlé, lorsqu'il restait sur les cheminées à large chambranle, entre les vases de fleurs et les pendules Pompadour? Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris, maintenant; là-bas! Comment était-ce Paris? Quel nom démesuré! Elle se le répétait à demi-voix, pour se faire plaisir; il sonnait à ses oreilles comme un bourdon de cathédrale; il flamboyait à ses yeux, jusque sur l'étiquette de ses pots de pommade.

      La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient sous ses fenêtres en chantant la Marjolaine, elle s'éveillait; et, écoutant le bruit des roues ferrées, qui, à la sortie du pays, s'amortissait sur la terre: «Ils y seront demain», se disait-elle. Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant les côtes, traversant les villages, filant sur la grande route à la clarté des étoiles. Mais au bout d'une distance indéterminée, il se trouvait toujours une place confuse où expirait son rêve.

      Elle s'acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, elle faisait des courses dans la capitale. Elle remontait les boulevards, s'arrêtant à chaque angle, entre les lignes des rues, devant les carrés blancs qui figurent les maisons. Les yeux fatigués à la fin, elle fermait ses paupières, et elle voyait

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