Paris. Emile Zola
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Ces trois années, Pierre venait de les vivre dans une tourmente sans cesse accrue, où son être entier avait fini par sombrer. Sa foi était morte à jamais, son espérance même était morte d'utiliser la foi des foules pour le salut commun. Il niait tout, il n'attendait plus que la catastrophe finale, inévitable, la révolte, le massacre, l'incendie, qui devaient balayer un monde coupable et condamné. Prêtre sans croyance veillant sur la croyance des autres, faisant chastement, honnêtement son métier, dans la tristesse hautaine de n'avoir pu renoncer à son intelligence, comme il avait renoncé à sa chair d'amoureux et à son rêve de sauveur des peuples, il restait quand même debout, d'une grandeur solitaire et farouche. Et ce négateur désespéré, qui avait touché le fond du néant, gardait une attitude si haute et si grave, parfumée d'une bonté si pure, qu'il avait, dans sa paroisse de Neuilly, acquis la réputation d'un jeune saint, aimé de Dieu, dont la prière obtenait des miracles. Il était la règle, il n'avait plus que le geste du prêtre, sans l'âme immortelle, tel qu'un sépulcre vide où ne restait pas même la cendre de l'espoir; et des femmes douloureuses, des paroissiennes en larmes l'adoraient, baisaient sa soutane, et c'était une mère torturée, ayant un enfant au berceau en danger de mort, qui l'avait supplié de venir demander la guérison à Jésus, certaine que Jésus la lui accorderait, dans ce sanctuaire de Montmartre, où flambait le prodige de son cœur incendié d'amour.
Cependant, Pierre, revêtu des vêtements sacrés, avait gagné la chapelle de Saint-Vincent-de-Paul. Il y monta le degré de l'autel, il commença la messe; et, quand il se retourna, les mains élargies, pour bénir, il apparut avec sa face creusée, sa bouche de douceur amincie d'amertume, ses yeux de tendresse devenus noirs de souffrance. Ce n'était plus le jeune prêtre, au visage brûlé de fièvre tendre allant à Lourdes, au visage illuminé d'apôtre partant pour Rome. Sa double hérédité en éternelle lutte, son père dont il tenait la tour inexpugnable de son front, sa mère qui lui avait donné ses lèvres altérées d'amour, continuaient le combat, toute la bataille humaine du sentiment et de la raison, dans cette face aujourd'hui ravagée, où montait aux minutes d'oubli le chaos de la détresse intérieure. Les lèvres avouaient encore la soif inassouvie d'aimer, de se donner et de vivre, qu'il croyait bien ne devoir plus contenter jamais; tandis que le front solide, la citadelle dont il souffrait, s'entêtait à ne point se rendre, sous les assauts de l'erreur. Mais il se raidissait, cachait l'épouvante du vide où il se débattait, demeurait superbe, taisait les gestes, disait les paroles, souverainement. Et la mère qui était là, parmi les quelques femmes agenouillées, la mère qui attendait de lui une intercession suprême, qui le croyait en colloque avec Jésus pour le salut de son enfant, le voyait rayonner au travers de ses larmes, d'une beauté d'ange, messager des grâces divines.
Après l'Offertoire, lorsque Pierre découvrit le calice, il se prit en dédain. L'ébranlement était trop profond, il pensait quand même à ces choses. Quel enfantillage, dans ses deux expériences, à Lourdes et à Rome, quelle naïveté de pauvre être éperdu, dévoré du besoin d'aimer et de croire! S'être imaginé que la science actuelle, en lui, allait s'accommoder avec la foi de l'an mille, et surtout avoir eu la sottise d'espérer que lui, petit prêtre, allait faire la leçon au pape, le déterminer à être un saint et à changer la face du monde! Il en était plein de honte, comme on avait dû rire de lui! Puis, c'était aussi son idée d'un schisme qui le faisait rougir. Il se revoyait à Rome, rêvant d'écrire un livre, où il se séparerait violemment du catholicisme, pour prêcher la religion nouvelle des démocraties, l'Evangile épuré, humain et vivant. Quelle ridicule folie! Un schisme! il avait connu à Paris un abbé de grand cœur et de grand esprit, qui avait tenté de l'accomplir, ce fameux schisme annoncé, attendu. Ah! le pauvre homme, la triste et dérisoire besogne, au milieu de l'incrédulité universelle, de l'indifférence glacée des uns, des moqueries et des injures des autres! Si Luther revenait de nos jours, il finirait à un cinquième des Batignolles, oublié et mourant de faim. Un schisme ne peut réussir dans un peuple qui ne croit plus, qui s'est désintéressé de l'Eglise, pour mettre ailleurs son espoir. C'était tout le catholicisme, c'était même tout le christianisme qui allait être emporté, car l'Evangile, en dehors de quelques maximes morales, n'était plus un code social possible. Et cette certitude augmentait son tourment, les jours où la soutane pesait plus lourde à ses épaules, où il finissait par se mépriser, de célébrer ainsi le mystère divin de cette messe, qui était devenue pour lui le geste d'une religion morte.
Pierre, qui avait empli le calice à demi du vin des burettes, se lava les mains et aperçut de nouveau la mère, avec son visage d'ardente supplication. Alors, il pensa que c'était pour elle, dans une pensée charitable d'homme lié par un serment, qu'il était resté prêtre, prêtre sans croyance nourrissant du pain de l'illusion la croyance des autres. Mais cette héroïque attitude, ce devoir hautain où il s'enfermait, n'allait plus pour lui sans une angoisse croissante. La simple probité ne lui commandait-elle pas de jeter la soutane, de retourner parmi les hommes? Sa situation fausse, à certaines heures, l'emplissait du dégoût de son héroïsme inutile, et il se demandait de nouveau s'il n'était pas lâche et dangereux de laisser vivre les foules dans leur superstition. Certes, le mensonge d'un Dieu de justice et de vigilance, d'un paradis futur où étaient rachetées toutes les souffrances d'ici-bas, avait longtemps semblé nécessaire aux misères des pauvres hommes; mais quel leurre, quelle exploitation tyrannique des peuples, et combien il serait plus viril d'opérer les peuples brutalement, en leur donnant le courage de vivre la vie réelle, même dans les larmes! Déjà, s'ils se détournaient du christianisme, n'était-ce pas qu'ils avaient le besoin d'un idéal plus humain, d'une religion de santé et de joie, qui ne serait pas une religion de la mort? Le jour où l'idée de charité croulerait, le christianisme croulerait avec elle, car il 'était bâti sur la charité divine corrigeant l'injustice fatale, ouvrant les récompenses futures à qui aurait souffert en cette vie. Et elle croulait, les pauvres n'y croyaient plus, se fâchaient devant ce paradis menteur dont la promesse avait si longtemps entretenu leur patience, exigeaient qu'on ne les renvoyât pas au lendemain du tombeau, pour le règlement de leur part de bonheur. Un cri de justice montait de toutes les lèvres, la justice sur cette terre, la justice pour ceux qui ont faim, que l'aumône est lasse de secourir depuis dix-huit siècles d'Evangile, et qui n'ont toujours pas de pain à manger.
Lorsque, les coudes sur la table de l'autel, Pierre eut vidé le calice, après y avoir brisé l'hostie, il se sentit tomber à une détresse plus grande. Ainsi donc, c'était une troisième expérience qui commençait pour lui, ce combat suprême de la justice contre la charité, où allaient se débattre son cœur et sa raison, dans ce grand Paris, si voilé de cendre, si plein d'un terrible inconnu? Le besoin du divin luttait encore en lui contre l'intelligence dominatrice. Comment contenterait-on jamais, chez les foules, la soif du mystère? En dehors de l'élite, la science suffirait-elle pour apaiser le désir, bercer la souffrance, rassasier le rêve? Et qu'allait-il devenir lui-même,