Paris. Emile Zola

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Paris - Emile Zola

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par cet éclair. Il revit la bombe gonflant le sac à outils, que le chômage faisait vide et inutile. Il la revit sous le veston en loques, cette bosse qu'il avait prise pour un morceau de pain ramassé contre une borne, rapporté au logis, à la femme et à l'enfant. Après avoir couru, menacé tout le Paris heureux, elle venait de flamber là, d'éclater telle que le tonnerre, à ce seuil de la bourgeoisie souveraine, maîtresse de l'or. Lui, à ce moment, ne pensa qu'à son frère Guillaume, se jeta sous ce porche où semblait s'être ouverte une bouche de volcan. Et, d'abord, il ne distingua rien, la fumée âcre noyait tout. Puis, il aperçut les murs fendus, l'étage supérieur éventré, le pavé défoncé, semé de décombres. Dehors, le landau qui allait entrer, n'avait rien eu, ni un cheval atteint, ni même la caisse éraflée par un projectile. Mais, étalée sur le dos, la jeune fille, le petit trottin blond et joli gisait, le ventre ouvert, avec son fin visage intact, les yeux clairs, le sourire étonné, dans le coup de foudre de la catastrophe; tandis que, tombé près d'elle, le carton, dont le couvercle s'était détaché simplement, avait laissé rouler le chapeau, un chapeau rose très fragile, resté charmant en sa fleur.

      Guillaume, par un prodige, était vivant, debout déjà. Seule, sa main gauche ruisselait de sang, des éclats qui lui avaient déchiré le poignet. Il avait eu les moustaches brûlées, et l'explosion, en le renversant, l'avait ébranlé et meurtri à un tel point, qu'il grelottait de tout son être, comme dans un grand froid. Pourtant, il reconnut son frère, sans même s'étonner de le voir là, ainsi qu'il arrive après les désastres, où l'inexpliqué devient providentiel. Ce frère, perdu de vue depuis si longtemps, était là naturellement, parce qu'il fallait qu'il y fût. Et il lui cria tout de suite, dans le frisson fou qui l'agitait:

      – Emmène-moi, emmène-moi!.. Chez toi, à Neuilly, oh! emmène-moi!

      Puis, pour toute explication, parlant de Salvat:

      – Je me doutais bien qu'il m'avait volé une cartouche, une seule heureusement, sans quoi le quartier aurait sauté… Ah! le malheureux! je n'ai pu arriver à temps pour mettre le pied sur la mèche.

      Avec une lucidité parfaite, telle que la donne parfois le danger, Pierre, sans parler, sans perdre une seconde, se souvint que l'hôtel avait une sortie par derrière, rue Vignon. Il venait de comprendre le grave péril où son frère serait, s'il se trouvait mêlé à cette affaire. Vivement, quand il l'eut emmené, dans l'ombre de la rue Vignon, il lui noua son mouchoir autour du poignet, qu'il lui fit cacher ensuite sous son veston, contre sa poitrine.

      – Emmène-moi, répétait Guillaume hanté et grelottant, chez toi, à Neuilly… Pas chez moi.

      – Oui, oui, sois tranquille. Tiens! attends là un instant, je vais arrêter une voiture.

      Il l'avait ramené sur le boulevard, dans sa hâte de trouver un fiacre. Mais le tonnerre de l'explosion bouleversait le quartier, les chevaux se cabraient, des gens galopaient au hasard, pris de démence. Et des agents étaient accourus, une foule se ruait, encombrait déjà l'entrée de la rue Godot-de-Mauroy, noire comme un gouffre, les lumières s'étant toutes éteintes; tandis que, sur le boulevard, un crieur de la Voix du Peuple s'entêtait à clamer le nouveau scandale des Chemins de fer africains, les trente-deux vendus de la Chambre et du Sénat, la chute prochaine du ministère.

      Pierre, enfin, arrêtait un fiacre, lorsqu'il entendit un passant qui courait, dire à un autre:

      – Le ministère, ah bien! voilà une bombe qui le raccommode!

      Les deux frères montèrent dans la voiture, qui les emmena. Et, au-dessus de Paris grondant, la nuit noire s'était faite, une nuit sans pardon où les étoiles sombraient, sous la brume de crimes et de colère montée des toitures. Le grand cri de justice passait, dans le bruit d'ailes terrifiant que Sodome et Gomorrhe avaient entendu venir, de toutes les ténèbres de l'horizon.

      LIVRE DEUXIÈME

      I

      Dans cette rue écartée de Neuilly, où personne ne passait plus dès le crépuscule, la petite maison, à cette heure, sous la nuit noire, dormait d'un sommeil profond, les persiennes closes, sans qu'une lumière filtrât au dehors. Et il semblait qu'on sentît aussi, derrière, la grande paix du petit jardin, vide et mort, engourdi par le froid de l'hiver.

      Pierre, dans le fiacre qui le ramenait avec son frère blessé, avait craint plusieurs fois de le voir s'évanouir. Guillaume, adossé, affaissé, ne parlait pas; et quel terrible silence entre eux, si plein des interrogations, des réponses, qu'ils sentaient inutile et douloureux d'échanger en ce moment! Pourtant, le prêtre s'inquiétait de la blessure, se demandait à quel chirurgien il allait avoir recours, désireux de ne mettre dans le secret qu'un homme sûr et dévoué, en voyant avec quel âpre désir de disparaître le blessé se cachait.

      Jusqu'à l'Arc de Triomphe, pas un mot ne fut prononcé. Là seulement, Guillaume sembla sortir de l'accablement de son rêve, pour dire:

      – Et, tu sais, Pierre, pas de médecin. Nous allons soigner ça tous les deux.

      Pierre voulut protester. Puis, il n'eut qu'un simple geste, signifiant qu'il passerait outre, s'il le fallait. A quoi bon discuter en ce moment? Mais son inquiétude avait grandi, et ce fut avec un soulagement véritable, lorsque le fiacre enfin s'arrêta devant la maison, qu'il vit son frère en descendre sans trop de faiblesse. Vivement, il paya le cocher, très heureux aussi de constater que personne, pas un voisin même, n'était là. Et il ouvrit avec sa clef, il soutint le blessé pour l'aider à gravir les trois marches du perron.

      Une faible veilleuse brûlait dans le vestibule. Tout de suite, au bruit de la porte, une femme, Sophie, la servante, venait de sortir de la cuisine. Agée de soixante ans, petite, maigre et noire, elle était dans la maison depuis plus de trente années, ayant servi la mère avant de servir le fils. Elle connaissait Guillaume, qu'elle avait vu jeune homme. Sans doute elle le reconnut, bien qu'il y eût dix ans bientôt qu'il n'eût franchi ce seuil. Mais elle ne témoigna aucune surprise, elle parut trouver tout naturel cet extraordinaire retour, dans la loi de discrétion et de silence qu'elle s'était faite. Elle vivait en recluse, elle ne parlait que pour les strictes nécessités de son service.

      Et elle se contenta de dire:

      – Monsieur l'abbé, il y a, dans le cabinet, monsieur Bertheroy, qui vous attend depuis un quart d'heure.

      Guillaume intervint, d'un air ranimé.

      – Bertheroy vient donc toujours ici?.. Ah! lui, je veux bien le voir, c'est un des meilleurs, un des plus larges esprits de ce temps. Il est resté mon maître.

      Ami autrefois de leur père, l'illustre chimiste Michel Froment, Bertheroy était aujourd'hui, à son tour, une des gloires les plus hautes de la France, à qui la chimie devait les extraordinaires progrès qui en ont fait la science mère, en train de renouveler la face du monde. Membre de l'Institut, comblé de charges et d'honneurs, il avait gardé pour Pierre une grande affection, il le visitait ainsi parfois avant le dîner, afin de se distraire, disait-il.

      – Tu l'as mis dans le cabinet, bon! nous y allons, dit l'abbé à la servante, qu'il tutoyait. Porte une lampe allumée dans ma chambre, et prépare mon lit, pour que mon frère puisse se coucher tout de suite.

      Pendant que, sans une surprise, sans un mot, Sophie exécutait cet ordre, les deux frères passaient dans l'ancien laboratoire de leur père, dont le prêtre avait fait un vaste cabinet de travail. Et ce fut avec un cri de joyeux étonnement que le savant les accueillit, lorsqu'il les vit entrer, l'un soutenant l'autre.

      – Comment! ensemble!.. Ah! mes chers enfants, vous ne pouviez me faire de bonheur plus grand! Moi

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