Pour cause de fin de bail. Alphonse Allais
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S'asseyant à l'une des tables dont le service semblait dévolu à la petite, il commanda, quoi donc! un bouillon, naturellement.
… Abrégeons.
Dès lors, le coeur de notre pauvre Georges fut pris dans le pire des engrenages.
Vingt fois par jour, il revenait s'asseoir à l'une des tables d'Eugénie (car vous avez deviné, n'est-ce pas, qu'elle s'appelait Eugénie) pour absorber mille aliments divers qu'il s'appliquait à choisir aussi légers que possible, mais dont l'ensemble ne laissait point que de le gaver tout de même, et solidement.
Ce qu'on peut appeler se nourrir de prétextes.
Aussi, c'était, à chaque repas familial, des désolations sans trêve:
–Tu ne manges pas, mon pauvre petit!
–Je n'ai pas faim, bonne maman.
–Il faut se forcer, mon chéri.
–Ça me ferait mal.
–Le plus drôle, c'est que tu ne maigris pas, depuis le temps que tu ne manges plus… Tu n'as pas mal quelque part?
–Mais non, bonne maman.
–Tu dors bien?
–Comme le peintre Luigi Loir lui-même.
–Ah! tu as une étrange complexion!
Et comme, en somme, Georges conservait sa bonne mine et sa belle humeur, la vieille grand'maman ne s'inquiétait pas outre mesure de cet inexplicable manque d'appétit.
II
Un jour, la petite bonne du restaurant dit à Georges:
–Il y a du nouveau.
–Ah!
–Je quitte la boîte.
–Ah!
–Oui, on m'a offert une place dans un magasin du boulevard où l'on vend un apéritif grec, le Kina Passonrigolo. C'est moi qui tiendrai le comptoir de dégustation. Vous me viendrez voir?
Le reste, vous le devinez! (Vous avez bien deviné que la petite s'appelait Eugénie.)
Georges remplaça son absorption d'aliments solides par une égale consommation d'apéritif breuvage.
Et sa bonne vieille grand'mère fut radieuse de lui voir tant d'appétit revenu!
Oui, mais voilà!
(Ou plutôt voici:)
Eugénie, en changeant de fonction, également changea d'âme. De vertueuse qu'elle était, elle devint la plus lubrique des maîtresses, et le pauvre Georges en vit de dures!
(Eugénie aussi, comme de juste, mais n'insistons pas, rapport à notre clientèle de jeunes filles.)
Georges maigrit, maigrit, maigrit!
Et la bonne vieille maman disait tout éplorée:
–Je n'y comprends rien, mon pauvre Georges! Tant que tu ne mangeais pas, tu avais une mine superbe, et maintenant que tu dévores, tu as l'air d'un déterré! Quelle drôle de complexion!
ÉPILOGUE
(Pour rassurer les familles)
Un beau jour, Georges s'aperçut qu'Eugénie le trompait avec le Grec commanditaire du Kina Passonrigolo. Il plaqua froidement l'infâme et se maria avec une jeune fille qui ne le poussa ni à la suralimentation, ni à l'extrême apéritivité, ni à autre chose itou, comme disent les villageois.
Et la pauvre vieille grand'maman fut joliment contente.
Maintenant, elle peut mourir en paix, dit-elle.
Sans empressement, d'ailleurs.
SCEPTIQUE ENFANCE
—Eh bien! mon vieux Georges?
–Eh bien! mon vieux Fifi?
L'appellation de «vieux Georges» désigne un jeune gentleman, mon filleul, lequel cingle allègrement vers son huitième printemps.
Le «vieux Fifi» n'est autre que l'honorable signataire de ces propres lignes.
–Et le niveau des études?
–Ça se maintient à peu près… Ça ne casse rien, mais ça se maintient.
–À quelle branche de la science te voues-tu plus particulièrement?
–Je n'ai pas de préférence, tu sais. C'est bien le même rasoir, tout ça… Pourtant, il y a un truc qui m'a vraiment fait rigoler, l'autre jour. Imagine-toi que nous avons commencé l'Histoire Sainte.
–Et c'est l'Histoire Sainte…
–Qui m'a gondolé? Oui, c'est ça.
–Il n'y a pourtant pas de quoi.
–Tu crois ça, toi? Eh bien, moi je dis qu'il faut que les curés nous prennent sérieusement pour des poires, de nous envoyer des boniments comme ça!
–Mon cher Georges, ton âge ne t'autorise pas à tenir un tel langage!
–Qu'est-ce que tu veux, c'est mon caractère, à moi!… Ainsi, la création du monde, crois-tu que ça s'est passé comme on le raconte dans l'Histoire Sainte?
–Évidemment.
–Tiens, voilà l'effet que tu me fais. (Il hausse les épaules). Mais, mon pauvre vieux, ça ne tient pas debout, tout ça!—Par exemple, les lions, les tigres, les jaguars, de quoi qu'ils se sont nourris, un coup que le bon Dieu les a eu créés?
–Ma foi, je t'avouerai…
–Tu ne vas pas me dire qu'ils ont brouté de l'herbe, et mangé du pissenlit.
–Je ne dis pas cela.
–Alors quoi! Ils se sont donc mis à boulotter les pauvres moutons, les pauvres antilopes que le Seigneur venait de créer. En voilà une administration!
–Il y a évidemment là…
–Et les asticots qu'on trouve dans le fromage, et les espèces de petites anguilles que tu m'as montrées avec ton microscope dans le vinaigre! Où qu'ils étaient, tous ces petits animaux ridicules, avant qu'on ait inventé le fromage, le vinaigre et tout le reste?
–Bien sûr que…
–Et tous les sales microbes qui vous fichent un tas de maladies, ça a beau être tout petit, c'est des bêtes comme les autres, créées par le bon Dieu en même temps que tous les animaux. Eh bien! qu'est-ce qu'ils faisaient, où nichaient-ils quand Adam et Ève étaient bien portants, car sûr qu'ils en avaient, une santé, ces deux-là!
–Je