Romans et contes. Theophile Gautier
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«Je te chasse, bête brute, brigand, scélérat! je ne veux pas même que tu passes la nuit à l’hôtel; sauve-toi, ou je te tue comme un chien enragé. Ne me fais pas verser l’ignoble sang d’un laquais.»
Et le comte, dépossédé de son corps, s’élançait les yeux injectés de rouge, l’écume aux lèvres, les poings crispés, vers l’énorme suisse, qui, rassemblant les deux mains de son agresseur dans une des siennes, les y maintint presque écrasées par l’étau de ses gros doigts courts, charnus et noueux comme ceux d’un tortionnaire du moyen âge.
«Voyons, du calme, disait le géant, assez bonasse au fond, qui ne redoutait plus rien de son adversaire et lui imprimait quelques saccades pour le tenir en respect.—Y a-t-il du bon sens de se mettre dans des états pareils quand on est vêtu en homme du monde, et de venir ensuite comme un perturbateur faire des tapages nocturnes dans les maisons respectables? On doit des égards au vin, et il doit être fameux celui qui vous a si bien grisé! c’est pourquoi je ne vous assomme pas, et je me contenterai de vous poser délicatement dans la rue, où la patrouille vous ramassera si vous continuez vos esclandres;—un petit air de violon vous rafraîchira les idées.
—Infâmes, s’écria Olaf-de Saville en interpellant les laquais, vous laissez insulter par cette abjecte canaille votre maître, le noble comte Labinski!»
A ce nom, la valetaille poussa d’un commun accord une immense huée; un éclat de rire énorme, homérique, convulsif, souleva toutes ces poitrines chamarrées de galons: «Ce petit monsieur qui se croit le comte Labinski! ha! ha! hi! hi! l’idée est bonne!»
Une sueur glacée mouilla les tempes d’Olaf-de Saville. Une pensée aiguë lui traversa la cervelle comme une lame d’acier, et il sentit se figer la moelle de ses os. Smarra lui avait-il mis son genou sur la poitrine ou vivait-il de la vie réelle? Sa raison avait-elle sombré dans l’océan sans fond du magnétisme, ou était-il le jouet de quelque machination diabolique?—Aucun de ses laquais si tremblants, si soumis, si prosternés devant lui, ne le reconnaissait. Lui avait-on changé son corps comme son vêtement et sa voiture?
«Pour que vous soyez bien sûr de n’être pas le comte de Labinski, dit un des plus insolents de la bande, regardez là-bas, le voilà lui-même qui descend le perron, attiré par le bruit de votre algarade.»
Le captif du suisse tourna les yeux vers le fond de la cour, et vit debout sous l’auvent de la marquise un jeune homme de taille élégante et svelte, à figure ovale, aux yeux noirs, au nez aquilin, à la moustache fine, qui n’était autre que lui-même, ou son spectre modelé par le diable, avec une ressemblance à faire illusion.
Le suisse lâcha les mains qu’il tenait prisonnières. Les valets se rangèrent respectueusement contre la muraille, le regard baissé, les mains pendantes, dans une immobilité absolue, comme les icoglans à à l’approche du padischa; ils rendaient à ce fantôme les honneurs qu’ils refusaient au comte véritable.
L’époux de Prascovie, quoique intrépide comme un Slave, c’est tout dire, ressentit un effroi indicible à l’approche de ce Ménechme, qui, plus terrible que celui du théâtre, se mêlait à la vie positive et rendait son jumeau méconnaissable.
Une ancienne légende de famille lui revint en mémoire et augmenta encore sa terreur. Chaque fois qu’un Labinski devait mourir, il en était averti par l’apparition d’un fantôme absolument pareil à lui. Parmi les nations du Nord, voir son double, même en rêve, a toujours passé pour un présage fatal, et l’intrépide guerrier du Caucase, à l’aspect de cette vision extérieure de son moi, fut saisi d’une insurmontable horreur superstitieuse; lui qui eût plongé son bras dans la gueule des canons prêts à tirer, il recula devant lui-même.
Octave-Labinski s’avança vers son ancienne forme, où se débattait, s’indignait et frissonnait l’âme du comte, et lui dit d’un ton de politesse hautaine et glaciale:
«Monsieur, cessez de vous compromettre avec ces valets. M. le comte de Labinski, si vous voulez lui parler, est visible de midi à deux heures. Madame la comtesse reçoit le jeudi les personnes qui ont eu l’honneur de lui être présentées.»
Cette phrase débitée lentement et en donnant de la valeur à chaque syllabe, le faux comte se retira d’un pas tranquille, et les portes se refermèrent sur lui.
On porta dans la voiture Olaf-de Saville évanoui. Lorsqu’il reprit ses sens, il était couché sur un lit qui n’avait pas la forme du sien, dans une chambre où il ne se rappelait pas être jamais entré; près de lui se tenait un domestique étranger qui lui soulevait la tête et lui faisait respirer un flacon d’éther.
«Monsieur se sent-il mieux? demanda Jean au comte, qu’il prenait pour son maître.
—Oui, répondit Olaf-de Saville; ce n’était qu’une faiblesse passagère.
—Puis-je me retirer ou faut-il que je veille, monsieur?
—Non, laissez-moi seul; mais, avant de vous retirer, allumez les torchères près de la glace.
—Monsieur n’a pas peur que cette vive clarté ne l’empêche de dormir?
—Nullement; d’ailleurs je n’ai pas sommeil encore.
—Je ne me coucherai pas, et si monsieur a besoin de quelque chose, j’accourrai au premier coup de sonnette,» dit Jean, intérieurement alarmé de la pâleur et des traits décomposés du comte.
Lorsque Jean se fut retiré après avoir allumé les bougies, le comte s’élança vers la glace, et, dans le cristal profond et pur où tremblait la scintillation des lumières, il vit une tête jeune, douce et triste, aux abondants cheveux noirs, aux prunelles d’un azur sombre, aux joues pâles, duvetée d’une barbe soyeuse et brune, une tête qui n’était pas la sienne, et qui du fond du miroir le regardait avec un air surpris. Il s’efforça d’abord de croire qu’un mauvais plaisant encadrait son masque dans la bordure incrustée de cuivre et de burgau de la glace à biseaux vénitiens. Il passa la main derrière; il ne sentit que les planches du parquet; il n’y avait personne.
Ses mains, qu’il tâta, étaient plus maigres, plus longues, plus veinées; au doigt annulaire saillait en bosse une grosse bague d’or avec un chaton d’aventurine sur laquelle un blason était gravé,—un écu fascé de gueules et d’argent, et pour timbre un tortil de baron. Cet anneau n’avait jamais appartenu au comte, qui portait d’or à l’aigle de sable essorant, becqué, patté et onglé de même; le tout surmonté de la couronne à perles. Il fouilla ses poches, il y trouva un petit portefeuille contenant des cartes de visite avec ce nom: «Octave de Saville.»
Le rire des laquais à l’hôtel Labinski, l’apparition de son double, la physionomie inconnue substituée à sa réflexion dans le miroir pouvaient être, à la rigueur, les illusions d’un cerveau malade; mais ces habits différents, cet anneau qu’il ôtait de son doigt, étaient des preuves matérielles, palpables, des témoignages impossibles à récuser. Une métamorphose complète s’était opérée en lui à son insu, un magicien, à coup sûr, un démon peut-être, lui avait volé sa forme, sa noblesse, son nom, toute sa personnalité, en ne lui laissant que son âme sans moyens de la manifester.
Les historiens fantastiques de Pierre Schlemil et de la Nuit de saint Sylvestre lui revinrent en mémoire; mais les personnages de Lamotte-Fouqué et d’Hoffmann