Romans et contes. Theophile Gautier

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Romans et contes - Theophile Gautier

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      Le comte s’inclina sur la coupe, dont l’eau se troubla bientôt sous son regard et prit des teintes opalines, comme si l’on y eût versé une goutte d’essence; un cercle irisé des couleurs du prisme couronna les bords du vase, encadrant le tableau qui s’ébauchait déjà sous le nuage blanchâtre.

      Le brouillard se dissipa.—Une jeune femme en peignoir de dentelles, aux yeux vert de mer, aux cheveux d’or crespelés, laissant errer comme des papillons blancs ses belles mains distraites sur l’ivoire du clavier, se dessina ainsi que sous une glace au fond de l’eau redevenue transparente, avec une perfection si merveilleuse qu’elle eût fait mourir tous les peintres de désespoir:—c’était Prascovie Labinska, qui, sans le savoir, obéissait à l’évocation passionnée du comte.

      «Et maintenant passons à quelque chose de plus curieux,» dit le docteur en prenant la main du comte et en la posant sur une des tiges de fer du baquet mesmérique. Olaf n’eut pas plutôt touché le métal chargé d’un magnétisme fulgurant, qu’il tomba comme foudroyé.

      Le docteur le prit dans ses bras, l’enleva comme une plume, le posa sur un divan, sonna, et dit au domestique qui parut au seuil de la porte:

      «Allez chercher M. Octave de Saville.»

       Table des matières

      Le roulement d’un coupé se fit entendre dans la cour silencieuse de l’hôtel, et presque aussitôt Octave se présenta devant le docteur; il resta stupéfait lorsque M. Cherbonneau lui montra le comte Olaf Labinski étendu sur un divan avec les apparences de la mort. Il crut d’abord à un assassinat et resta quelques instants muet d’horreur; mais, après un examen plus attentif, il s’aperçut qu’une respiration presque imperceptible abaissait et soulevait la poitrine du jeune dormeur.

      «Voilà, dit le docteur, votre déguisement tout préparé; il est un peu plus difficile à mettre qu’un domino loué chez Babin; mais Roméo, en montant au balcon de Vérone, ne s’inquiète pas du danger qu’il y a de se casser le cou; il sait que Juliette l’attend là-haut dans la chambre sous ses voiles de nuit; et la comtesse Prascovie Labinska vaut bien la fille des Capulets.»

      Octave, troublé par l’étrangeté de la situation, ne répondait rien; il regardait toujours le comte, dont la tête légèrement rejetée en arrière posait sur un coussin, et qui ressemblait à ces effigies de chevaliers couchés au-dessus de leurs tombeaux dans les cloîtres gothiques, ayant sous leur nuque roidie un oreiller de marbre sculpté. Cette belle et noble figure qu’il allait déposséder de son âme lui inspirait malgré lui quelques remords.

      Le docteur prit la rêverie d’Octave pour de l’hésitation: un vague sourire de dédain erra sur le pli de ses lèvres, et il lui dit:

      «Si vous n’êtes pas décidé, je puis réveiller le comte, qui s’en retournera comme il est venu, émerveillé de mon pouvoir magnétique; mais, pensez-y bien, une telle occasion peut ne jamais se retrouver. Pourtant, quelque intérêt que je porte à votre amour, quelque désir que j’aie de faire une expérience qui n’a jamais été tentée en Europe, je ne dois pas vous cacher que cet échange d’âmes a ses périls. Frappez votre poitrine, interrogez votre cœur. Risquez-vous franchement votre vie sur cette carte suprême? L’amour est fort comme la mort, dit la Bible.

      —Je suis prêt, répondit simplement Octave.

      —Bien, jeune homme, s’écria le docteur en frottant ses mains brunes et sèches avec une rapidité extraordinaire, comme s’il eût voulu allumer du feu à la manière des sauvages.—Cette passion qui ne recule devant rien me plaît. Il n’y a que deux choses au monde: la passion et la volonté. Si vous n’êtes pas heureux, ce ne sera certes pas de ma faute. Ah! mon vieux Brahma-Logum, tu vas voir du fond du ciel d’Indra où les apsaras t’entourent de leurs chœurs voluptueux, si j’ai oublié la formule irrésistible que tu m’as râlée à l’oreille en abandonnant ta carcasse momifiée. Les mots et les gestes, j’ai tout retenu.—A l’œuvre! à l’œuvre! Nous allons faire dans notre chaudron une étrange cuisine, comme les sorcières de Macbeth, mais sans l’ignoble sorcellerie du Nord.—Placez-vous devant moi, assis dans ce fauteuil; abandonnez-vous en toute confiance à mon pouvoir. Bien! les yeux sur les yeux, les mains contre les mains.—Déjà le charme agit. Les notions de temps et d’espace se perdent, la conscience du moi s’efface, les paupières s’abaissent; les muscles, ne recevant plus d’ordres du cerveau, se détendent; la pensée s’assoupit, tous les fils délicats qui retiennent l’âme au corps sont dénoués. Brahma, dans l’œuf d’or où il rêva dix mille ans, n’était pas plus séparé des choses extérieures; saturons-le d’effluves, baignons-le de rayons.»

      Le docteur, tout en marmottant ces phrases entrecoupées, ne discontinuait pas un seul instant ses passes: de ses mains tendues jaillissaient des jets lumineux qui allaient frapper le front ou le cœur du patient, autour duquel se formait peu à peu une sorte d’atmosphère visible, phosphorescente comme une auréole.

      «Très-bien! fit M. Balthazar Cherbonneau, s’applaudissant lui-même de son ouvrage. Le voilà comme je le veux. Voyons, voyons, qu’est-ce qui résiste encore par là? s’écria-t-il après une pause, comme s’il lisait à travers le crâne d’Octave le dernier effort de la personnalité près de s’anéantir. Quelle est cette idée mutine qui, chassée des circonvolutions de la cervelle, tâche de se soustraire à mon influence en se pelotonnant sur la monade primitive, sur le point central de la vie? Je saurai bien la rattraper et la mater.»

      Pour vaincre cette involontaire rébellion, le docteur rechargea plus puissamment encore la batterie magnétique de son regard, et atteignit la pensée en révolte entre la base du cervelet et l’insertion de la moelle épinière, le sanctuaire le plus caché, le tabernacle le plus mystérieux de l’âme. Son triomphe était complet.

      Alors il se prépara avec une solennité majestueuse à l’expérience inouïe qu’il allait tenter; il se revêtit comme un mage d’une robe de lin, il lava ses mains dans une eau parfumée, il tira de diverses boîtes des poudres dont il se fit aux joues et au front des tatouages hiératiques; il ceignit son bras du cordon des brahmes, lut deux ou trois Slocas des poëmes sacrés, et n’omit aucun des rites minutieux recommandés par le sannyâsi des grottes d’Elephanta.

      Ces cérémonies terminées, il ouvrit toutes grandes les bouches de chaleur, et bientôt la salle fut remplie d’une atmosphère embrasée qui eût fait se pâmer les tigres dans les jungles, se craqueler leur cuirasse de vase sur le cuir rugueux des buffles, et s’épanouir avec une détonation la large fleur de l’aloès.

      «Il ne faut pas que ces deux étincelles du feu divin, qui vont se trouver nues tout à l’heure et dépouillées pendant quelques secondes de leur enveloppe mortelle, pâlissent ou s’éteignent dans notre air glacial,» dit le docteur en regardant le thermomètre, qui marquait alors 120 degrés Fahrenheit.

      Le docteur Balthazar Cherbonneau, entre ces deux corps inertes, avait l’air, dans ses blancs vêtements, du sacrificateur d’une de ces religions sanguinaires qui jetaient des cadavres d’hommes sur l’autel de leurs dieux. Il rappelait ce prêtre de Vitziliputzili, la farouche idole mexicaine dont parle Henri Heine dans une de ses ballades, mais ses intentions étaient à coup sûr plus pacifiques.

      Il s’approcha du comte Olaf Labinski toujours immobile, et prononça l’ineffable syllabe, qu’il alla rapidement répéter sur Octave profondément endormi. La figure ordinairement

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