Confession de Minuit. Georges Duhamel

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Confession de Minuit - Georges Duhamel

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quelque chose d'étonnant.

      Ce jour-là, pourtant, M. Jacob ne souriait pas; il ne faisait pas de grâces. Dès les premiers mots, il avait pris un air gêné, puis il était devenu tout rouge, puis il avait baissé les yeux et il s'était mis à contempler le radiateur hérissé dans son coin, comme un roquet qui n'est pas content.

      Moi, je taillais un crayon. Inutile de vous dire que je cassais la mine de seconde en seconde. J'entendais M. Jacob qui balbutiait: «Mais monsieur, mais monsieur...» et je pensais au fond de moi-même: «S'il répète encore une fois son Mais monsieur... je me lève et je vais lui administrer une gifle! Pan! La tête contre le mur!»

      Je me dis toujours des choses comme ça. En réalité, je suis un homme très calme et je ne fais presque jamais rien de ces choses que je me dis. Vous pensez bien que je ne lui aurais pas donné de gifle. Je n'en continuais pas moins à casser ma mine et à me salir le Bout des doigts. M. Jacob me rappelait ces spirites qui prétendent s'entretenir avec les ombres et qui finissent par leur communiquer une espèce d'existence. Pendant les silences qu'il ménageait, on entendait une rumeur grêle qui semblait venir du bout du monde et dans laquelle, peu à peu, je distinguais les éclats d'une voix irritée.

      Tout à coup, M. Jacob se décolle de l'appareil et il dépose le récepteur à tâtons, en manquant plus de dix fois le crochet avant de le rencontrer. J'étais au comble de la fureur; mais ça ne se voyait certainement pas. Je venais enfin de faire une bonne pointe à mon crayon et je m'essuyais les doigts sur le fond de ma culotte, où la mine de plomb ne marque pas.

      M. Jacob passe dans son box, ouvre des cartons, froisse des papiers et soudain s'écrie:

      --Salavin! Venez voir un peu ici!

      J'en étais sûr. Je me lève et j'obéis. Je trouve M. Jacob en train de s'arracher les poils du nez, ce qui, chez lui, est grand signe d'inquiétude. Il me dit:

      --Prenez ce cahier et portez-le vous-même à M. Sureau. Vous le trouverez dans son cabinet, à la direction. Vous direz que je viens d'être pris d'indisposition.

      Là-dessus, il s'arrête; il regarde, en clignant de l'oeil vers la fenêtre, un grand poil qu'il venait de se tirer de la narine; il pose le poil sur son buvard et il ajoute, en retenant une grosse envie d'éternuer qui lui mettait des larmes plein les yeux:

      --Allez Salavin, et dépêchez-vous!

      Pour parvenir jusqu'au bureau de M. Sureau il faut traverser plusieurs corps de bâtiment. En été, quand les fenêtres sont ouvertes et que les portes bâillent à la fraîcheur, on aperçoit toutes sortes de compartiments superposés, où les hommes travaillent.

      Il y a de ces hommes qui sont enfoncés jusqu'au torse dans des bureaux américains compliqués comme des machines. D'autres se tiennent ratatinés au faîte de hauts tabourets fluets comme des perchoirs. On voit des murs immenses, recouverts de cartonniers, et qui ressemblent un peu au columbarium du Père-Lachaise. Là-devant, circulent, sur des galeries aériennes, deux ou trois garçons qui ont un air affairé de mouches à miel. Parfois, on entend un grésillement, un bruit de friture, et on entre dans une grande salle où les dactylographes pianotent comme des aliénées: une musique d'orage, piquée de petits coups de timbre. Ailleurs, ce sont des espèces de soupiraux qui sentent le chat mouillé et la colle forte; au fond, on voit des gens qui écrasent les registres à copier, sous la presse, en crispant les mains et en serrant les mâchoires. Enfin tout le tableau d'une boîte où ça va bien, c'est-à-dire rien de comparable avec le paradis terrestre.

      Dans l'antichambre de M. Sureau, il y a un domestique en livrée et en bas blancs. Il me demande le numéro de mon service et me pousse dans une grande pièce en murmurant: «On vous attend».

      Je reconnais tout de suite le cabinet de M. Sureau, où je ne suis pourtant venu qu'une fois, ayant aperçu les deux autres fois M. Sureau dans notre section. Je vois des tentures gros-bleu, des tableaux couleur de raisiné, et, dans un coin, un plan-coupe de la «batteuse-trieuse Socque et Sureau», avec les médailles des expositions.

      Lui, il est là! Vous le connaissez peut-être et vous savez que c'est un homme un peu fort, de haute taille, avec les cheveux ras, la moustache en brosse et une barbiche rude; tout le poil passablement gris. Un lorgnon qui tremblote toujours parce qu'il ne serre qu'un brimborion de peau, sous le front.

      M. Sureau me regarde de travers et dit seulement:

      --Vous venez de la rédaction? Que fait M. Jacob?

      --Il est souffrant.

      --Ah? Donnez!

      Et je reste debout, face au grand bureau Empire, ne sachant trop s'il vaut mieux garder les talons réunis, le corps bien droit, ou me hancher dans la position du soldat au repos.

      Je dois vous avouer que j'ai vécu fort retiré, à la maison Socque et Sureau. Je détestais les circonstances qui me faisaient sortir de mes fonctions et de mes habitudes. Mon métier était de corriger des textes et non de me tenir debout devant un prince de l'industrie. Je maudissais M. Jacob et préparais, à son intention, quelques-unes de ces phrases bien mijotées, qu'en définitive je ne dis jamais. J'étais d'ailleurs inquiet de mon corps dont je ne savais que faire. Je sentais tous mes muscles qui se guindaient, chacun dans une posture à faire tort aux autres, et j'avais la curieuse impression de composer une énorme grimace, non seulement avec ma figure, mais avec mon torse, mon ventre, mes membres, enfin avec toute la bête.

      Heureusement M. Sureau ne me regardait pas. Il tripotait le cahier que je lui avais remis. Il éprouvait une rage lourde, assez bien contenue.

      Tout à coup, sans lever le nez, il écrase un index sur la page et dit:

      --Mal écrit.... Illisible.... Qu'est-ce que c'est que ce mot-là?

      Je fais quatre pas d'automate. Je me penche et je lis, sans hésiter, à haute voix: «surérogatoire». Cette manoeuvre m'avait placé tout près de M. Sureau, à portée du bras gauche de son fauteuil.

      C'est alors que je remarquai son oreille gauche. Je m'en souviens très exactement et juge encore qu'elle n'avait rien d'extraordinaire. C'était l'oreille d'un homme un peu sanguin; une oreille large, avec des poils et des taches lie-de-vin. Je ne sais pourquoi je me mis à regarder ce coin de peau avec une attention extrême, qui devint bientôt presque douloureuse. Cela se trouvait tout près de moi, mais rien ne m'avait jamais semblé plus lointain et plus étranger. Je pensais: «C'est de la chair humaine. Il y a des gens pour qui toucher cette chair-là est chose toute naturelle; il y a des gens pour qui c'est chose familière».

      Je vis tout à coup, comme en rêve, un petit garçon,--M. Sureau est père de famille--un petit garçon qui passait un bras autour du cou de M. Sureau. Puis j'aperçus Mlle Dupère. C'était une ancienne dactylographe avec qui M. Sureau avait eu une liaison assez tapageuse. Je l'aperçus penchée derrière M. Sureau et l'embrassant là, précisément, derrière l'oreille. Je pensais toujours: «Eh bien! c'est de la chair humaine; il y a des gens qui l'embrassent. C'est naturel». Cette idée me paraissait, je ne sais pourquoi, invraisemblable et, par moments, odieuse. Différentes images se succédaient dans mon esprit, quand, soudain, je m'aperçus que j'avais remué un peu le bras droit, l'index en avant et, tout de suite, je compris que j'avais envie de poser mon doigt là, sur l'oreille de M. Sureau.

      A ce moment, le gros homme grogna dans le cahier et sa tête changea de place. J'en fus, à la fois, furieux et soulagé. Mais il se remit à lire et je sentis mon bras qui recommençait à bouger doucement.

      J'avais

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