Confession de Minuit. Georges Duhamel

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Confession de Minuit - Georges Duhamel

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pris d'abord un réel plaisir. Et puis je me vis moi-même avançant sur la planche étroite, comme un équilibriste. J'en ressentis une espèce de vertige et ce me fut promptement si désagréable que je me détachai de la pierre et repris ma route.

      Immédiatement, la pensée qu'il allait falloir annoncer à ma mère la désastreuse nouvelle revint et m'accabla d'ennui.

      Dire: «J'ai perdu ma place», ce me paraissait encore assez facile. La phrase est courte, simple, décisive, elle ne me semblait pas impossible à prononcer. J'entrevis même Plusieurs façons de me délivrer de ce premier aveu. Je pouvais, par exemple, m'asseoir d'un air navré--un air que je n'aurais pas eu besoin de feindre, je vous assure--et dire, à voix basse: «Maman, j'ai perdu ma situation». Il était peut-être plus adroit, plus habile, pour ne pas décourager la pauvre femme, d'aller et venir dans le logement, comme à mon ordinaire, et de jeter tout à coup ces mots, sur un ton plein d'insouciance: «A propos! Tu sais que j'ai perdu ma situation». J'envisageais aussi la possibilité d'une entrée tumultueuse; je lâcherais avec violence un propos dans ce genre: «C'est ignoble! C'est abominable! Ils m'ont fait perdre ma situation». J'entrevis le retentissement douloureux qu'une telle explosion, même simulée, aurait sur la santé de maman et je me décidai en faveur d'une manoeuvre plus simple: j'entrerais dans ma chambre et me déchausserais avec bruit; ma mère me dirait: «Pourquoi te déchausses-tu? Le bureau est donc fermé, cet après-midi»? Et je répondrais: «Non, mais je n 'y retourne pas, j'ai eu des mots avec les patrons et j'ai perdu ma place».

      Je vous le répète, cette première partie de l'entretien ne me semblait comporter aucune difficulté; toutefois, je m'irritais prodigieusement à l'idée qu'il me faudrait ensuite donner des explications, exposer les motifs de ce congé, enfin raconter l'histoire, la fameuse histoire que vous connaissez maintenant.

      Ça non! ça, sous aucun prétexte! Ma mère est une femme admirable, je vous l'ai dit; mais elle est d'humeur simple, c'est une âme sans détour. Je ne pouvais pas lui dire cette ridicule aventure, ce doigt posé sur l'oreille du gros bonhomme, cette sottise.

      Est-ce bien une sottise, d'ailleurs? Est-ce ridicule, en réalité? Non! Mille fois non! Vous ne me ferez admettre ni que je suis un malfaiteur, ni que je suis un idiot. Alors, c'est ça, votre humanité? Voilà un homme, un homme comme vous et moi; il y a, entre nous deux, une telle barrière que je ne peux même pas appliquer le bout de mon doigt sur sa peau sans prendre figure de criminel. Alors, je ne suis pas libre? Alors l'individu est entouré, comme les pays maritimes, d'un espace inviolable où les étrangers ne peuvent naviguer sans formalités?

      Je ne pose pas à l'original; je ne suis pas fait autrement que les autres. Quelque chose me le dit: une idée comme celle qui m'avait mû, dans cette circonstance, c'est une de ces idées que tous les hommes connaissent, une idée saugrenues et naturelle quand même. Quant à savoir s'il convient de céder à de telles impulsions, c'est une autre affaire, hélas!

      Je hais le mensonge. On a suffisamment de mal à se dépêtrer de la vérité; faut-il y mêler d'autres misères? Raconter à ma mère que j'étais licencié par une mesure générale de réduction du personnel, ou que les intrigues jalouses de mes camarades avaient déterminé mon renvoi, voilà une idée qui ne m'effleura même pas. Ou plutôt si, elle m'effleura un peu, puisque je vous en parle; mais je n'y pensai que pour la repousser aisément.

      Vous le voyez, mes réflexions étaient loin d'être apaisantes. En arrivant au pont d'Austerlitz, j'étais résolu à donner avis de mon renvoi sans le moindre commentaire.

      Le pont d'Austerlitz est un beau pont. Il s'élance au milieu d'un grand espace blanc. Dès qu'il y a un peu de clarté sur Paris, c'est pour le pont d'Austerlitz. Là, il y a toujours du vent, des odeurs de voyage, des bateaux laborieux, des marchands de riens, des photographes en plein air qui rechargent leurs appareils sous les cottes de leur femme en guise de chambre noire, enfin toutes sortes de distractions pour les yeux. Le pont fait un peu le gros dos, comme s'il était agréablement chatouillé par les tramways et les fardiers qui lui courent sur l'échine. En général, je me plais bien dans les environs du pont d'Austerlitz. C'est un endroit qui n'est pas trop compromis avec mes mauvais souvenirs. Je ne me rappelle pas avoir jamais passé le pont d'Austerlitz en état de honte, ou de colère. Ça compte, des choses comme ça!

      Malheureusement, ce jour-là, le pont d'Austerlitz ne me fit aucun bien. Mes soucis étaient trop cuisants: le pont d'Austerlitz ne fut pas de force.

      Je me dirigeai vers le jardin des Plantes et je pensai: «Sûrement, ça ira mieux dans l'allée des platanes»; car, cette grande allée qui monte vers le Muséum, c'est un endroit où je suis presque toujours heureux.

      L'allée des platanes fut un échec complet. En arrivant au niveau des serres, j'étais un peu plus mécontent, un peu plus troublé qu'en passant la grille du jardin. L'allée m'avait laissé filer avec une indifférence évidente, sans plus s'occuper de moi que d'un étranger, sans me faire le moindre signe d'amitié, à moi qui, depuis cinq ans, la caressais dans toute sa longueur quatre fois par jour en été et trois fois par jour en hiver.

      J'en ressentis une pénible impression d'abandon et d'hostilité chez les choses. Mauvais signe, monsieur, quand les choses nous trahissent dans les circonstances graves.

      Bien pis! la vue du jardin botanique me procura un trouble imprévu: le jardin botanique était fermé. Je compris donc que j'étais en avance et que, si je poursuivais ma route, mon arrivée à la maison, en pleine matinée, aurait quelque chose d'insolite qui précipiterait la catastrophe, c'est-à-dire l'explication.

      Je revins vers la fosse aux ours. Je ne le fis pas sans une sourde colère: toutes mes habitudes renversées! Rien d'étonnant que le monde familier ne me fût pas secourable, puisque je bouleversais tout, puisque je dénonçais le pacte, puisque j'arrivais alors que l'on ne m'attendait pas, comme un mari soupçonneux qui revient de voyage à l'improviste.

      J'avais plus d'une heure à gaspiller avant de pouvoir regagner la rue du Pot-de-Fer. Je passai ce temps à louvoyer autour du jardin botanique, comme un navire en vue du port et qui attend le flot pour entrer.

      J'étais bien décidé à ne pas souffler mot de mon histoire; mais la certitude que ma mère allait me demander des éclaircissements ne laissait pas de m'exaspérer.

      Je pensais: «Si elle m'adresse le moindre reproche, je ne lui répondrai rien. Je resterai glacé, digne, comme un homme qui a souffert une grande injustice. Car, somme toute, je suis la victime dans cette affaire. Je viens de souffrir une grande injustice, on me doit excuses et consolations.

      «Sûrement, elle va me gronder, elle me traite toujours comme un enfant. Sûrement, elle va se plaindre, me questionner, me parler argent. Oh! ça, non! Voilà une matière qui a le don de m'exaspérer. Je ne veux pas entendre parler argent.

      «Si, comme la chose est vraisemblable, elle me gourmande, je suis résolu à ne rien lui cacher de ce que je pense. Je lui dirai mon avis sur cette sale situation que je viens de perdre. Est-ce ma faute, à moi, si je suis entré dans les bureaux? Moi, je voulais faire de la chimie. Je n'ai aucune aptitude pour ce hideux métier de rond-de-cuir. Pourquoi maman m'a-t-elle poussé à prendre une place chez Moûtier, d'abord, chez Socque et Sureau ensuite? J'étais fait pour la chimie. Tout ce qui arrive devait fatalement arriver. Pourquoi ne m'a-t-elle pas laissé suivre ma voie? Nous sommes pauvres, c'est entendu; mais ce n'est pas une raison pour avoir faussé ma carrière, perdu ma vie, compromis, gâché mon bonheur. Non! Non! Je n'accepte aucun reproche au sujet de cette situation que je viens de perdre. Si on ne m'avait pas forcé à la prendre, je ne l'aurais pas perdue.»

      En arpentant les allées tortueuses du Labyrinthe, je me sentais gonflé, tuméfié par un monde de pensées

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