Le comte de Moret. Alexandre Dumas

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Le comte de Moret - Alexandre Dumas

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de la guerre de Trente ans, c'est-à-dire depuis 1618, est un marché d'hommes. Trois ou quatre comptoirs sont ouverts à l'est, au nord, à l'occident et au centre, où l'on vend de la chair humaine. Tout désespéré qui ne veut pas se tuer, ou se faire moine, ce qui est le suicide du moyen âge, de quelque pays qu'il soit, n'a qu'à traverser le Rhin, la Vistule ou le Danube, et il trouvera à se vendre.

      Le marché de l'est est tenu par le vieux Betlem Gabor, qui va mourir après avoir pris part à quarante deux batailles rangées, s'être fait appeler roi et avoir inventé tous ces déguisements militaires: bonnets à poil des hulans, manches flottantes des hussards, à l'aide desquels on essaye de se faire peur les uns aux autres; son armée est l'école d'où est sortie la cavalerie légère. Que promet-il à ses enrôlés? Pas de solde, pas de vivres, c'est à eux de manger et de s'enrichir comme ils l'entendront. Il leur donne la guerre sans loi: l'infini du hasard.

      Au nord, le marché est tenu par Gustave-Adolphe, le bon, le joyeux Gustave, qui, tout au contraire de Betlem Gabor, fait pendre les pillards, l'illustre capitaine, élève du Français Lagardie, et qui vient, par ses victoires sur la Pologne, de se faire livrer les places fortes de la Livonie et de la Prusse polonaise. Il est occupé, pour le moment, à faire alliance avec les protestants d'Allemagne contre l'empereur Ferdinand II, l'ennemi mortel des protestants, qui a rendu contre eux l'édit de restitution, qui pourra servir de modèle à l'édit de Nantes, que rendra Louis XIV cinquante ans après.

      C'est le maître de son époque. Nous parlons de Gustave-Adolphe, dans l'art militaire; c'est le créateur de la guerre moderne; il n'a, ni le génie morose de Coligny, ni la gravité de Guillaume le Taciturne, ni la farouche âpreté de Maurice de Nassau; sa sérénité est inaltérable, et le sourire joue sur ses lèvres, au centre de la bataille. Haut de six pieds, gros à l'avenant, il lui fallait des chevaux énormes. Son obésité le gênait parfois, mais le servait aussi: une balle qui eût tué Spinola, le maigre Génois, se logea dans sa graisse, qui se referma sur elle, et il n'en entendit plus parler.

      Le marché d'occident est tenu par la Hollande, toute désorientée et divisée contre elle-même; elle avait deux têtes: Barnewelt et Maurice, elle vient de les couper. Barnewelt, esprit doux, ami de la liberté, mais surtout de la paix, chef du parti des provinces, partisan de la décentralisation, et par conséquent de la faiblesse, ambassadeur près d'Elisabeth, près de Henri IV et de Jacques Ier, qui fait rendre aux Provinces-Unies par ce dernier: la Brille, Flessingue et Ramekens, et qui meurt sur l'échafaud, hérétique et traître.

      Maurice, qui a sauvé dix fois la Hollande, mais qui a tué Barnewelt, et qui, à ce meurtre, a perdu sa popularité,—Maurice, qui se croit aimé et qui est haï. Un matin, il traverse le marché de Gorcum et salue le peuple en souriant. Il croit que, salué par lui, le peuple va jeter joyeusement ses chapeaux en l'air et crier: Vive Nassau! Le peuple reste muet et garde son chapeau sur la tête. A partir de ce moment, son impopularité le tue, le veilleur infatigable, le capitaine insensible au danger, le dormeur au sommeil profond, l'homme gras maigrit, ne dort plus et meurt. C'est son frère cadet qui lui succède, Frédéric-Henri, et qui, comme faisant partie de l'héritage, reprend le marché d'hommes: petit comptoir, bien vêtus, bien nourris, régulièrement payés, faisant une guerre toute stratégique sur des chaussées de marais, et restant, pour bloquer scientifiquement une bicoque, deux ans dans l'eau jusqu'aux genoux. Les braves gens se ménagent, mais le gouvernement économe de la Hollande les ménage encore plus qu'ils ne se ménagent eux-mêmes; à ceux qui s'exposent aux canons et aux mousquetades les chefs crient: Eh! là-bas, ne vous faites pas tuer, chacun de vous représente un capital de 3,000 francs.

      Mais le grand marché n'est ni au nord, ni à l'est, ni à l'occident: il est au centre même de l'Allemagne; il est tenu par un homme de race douteuse, par un chef de pillards et de bandits, dont Schiller a fait un héros. Est-il Slave, est-il Allemand? Sa tête ronde et ses yeux bleus disent: Je suis Slave. Ses cheveux d'un blond roux disent: Je suis Allemand. Son teint olivâtre dit: Je suis Bohême.

      En effet, ce soldat maigre, ce capitaine à la mine sinistre, qui signe Waldstein, est né à Prague; il est né au milieu des ruines, des incendies et des massacres; aussi n'a-t-il ni foi, ni loi. Cependant, il a une croyance, ou plutôt trois. Il croit aux étoiles, il croit au hasard, il croit à l'argent. Il a établi le règne du soldat sur l'Europe, comme le péché a établi le règne de la mort sur le monde. Enrichi par la guerre, protégé par Ferdinand II, qui le fera assassiner, drapé dans un manteau de prince, il n'a ni la sérénité de Gustave, ni la mobilité physiognomique de Spinola; aux cris, aux plaintes, aux pleurs des femmes, aux accusations, aux menaces, aux imprécations des hommes, il n'est ni ému ni colère. C'est un spectre aveugle et sourd, pis que cela, c'est un joueur qui a deviné que la reine du monde, c'est la loterie. Il laisse le soldat tout jouer: la vie des hommes, l'honneur des femmes, le sang des peuples. Quiconque a un fouet à la main est prince, quiconque a une épée au côté est roi. Richelieu a longtemps étudié ce démon; il cite, dans un éloge qu'il fait de lui, cette série de crimes qu'il ne commit pas, mais laissa commettre, et, pour caractériser sa diabolique indifférence, il dit cette phrase caractéristique:—«Et avec cela pas méchant!»

      Pour en finir avec l'Allemagne, la guerre de Trente ans va son train; sa première période, la période palatine, a fini en 1623. L'électeur palatin, Frédéric V, battu par l'Empereur, a perdu dans sa défaite la couronne de Bohême; la période danoise est en train de s'accomplir, Christian IV, roi de Danemark, est aux prises avec Wallenstein et Tilly, et, dans un an, elle en sera à la période suédoise.

      Passons donc à l'Angleterre.

      Quoique plus riche que l'Espagne, l'Angleterre n'est pas moins malade qu'elle. Le roi est en même temps en querelle avec son pays et avec sa femme; il est brouillé à moitié avec son parlement, qu'il va dissoudre, et tout-à-fait avec sa femme, qu'il veut nous renvoyer.

      Charles Ier avait épousé Henriette de France, le seul enfant des enfants légitimes de Henri IV qui fût sûrement de lui. Madame Henriette était une petite brune, vive, spirituelle, plutôt agréable que séduisante, plutôt jolie que belle, brouillonne et têtue, sensuelle et galante; elle avait eu une jeunesse accidentée.

      Bérulle, en la conduisant en Angleterre, lui proposait, à dix-sept ans, la repentante Madeleine pour modèle. Sortant de France, elle trouva l'Angleterre triste et sauvage; habituée à notre peuple bruyant et joyeux, elle trouva les Anglais tristes et graves; son mari lui plut médiocrement, elle prit comme une pénitence ce mariage avec un roi grondeur et violent, figure raide, altière et froide. Danois par sa mère, Charles Ier avait dans les veines un peu des glaces du pôle, avec cela honnête homme; elle essaya de son pouvoir par de petites querelles, vit que le roi revenait toujours le premier, et ne craignant plus rien, elle en essaya de grandes.

      Son mariage avait été une véritable invasion catholique. Bérulle, qui la conduisit à son époux, et qui lui donnait ce bon conseil de modeler son repentir sur celui de la Madeleine, ignorait toute la haine que l'Angleterre gardait au papisme; plein des espérances que lui avait données un évêque français, que le faible Jacques avait laissé officier à Londres et confirmer en un jour dix-huit mille catholiques, il crut que l'on pouvait tout exiger, et exigea que les enfants, même catholiques, succédassent, qu'ils restassent aux mains de leur mère jusqu'à l'âge de treize ans, que la jeune reine eût un évêque, que cet évêque et son clergé parussent dans les rues de Londres avec leurs costumes; il résulta de toutes ces exigences accordées que la reine méconnut le terrain sur lequel elle marchait, qu'au lieu d'une épouse aimante, gracieuse et soumise, Charles Ier trouva en elle une triste et sèche catholique, convertissant le lit nuptial en chaire théologique et soumettant les désirs du roi aux jeûnes non-seulement de l'Eglise, mais de la controverse.

      Ce ne fut pas tout: par une belle matinée de mai, la jeune reine traversa Londres dans toute sa longueur, et s'en alla avec son évêque, ses aumôniers, ses femmes, s'agenouiller au gibet

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