Anna Karénine (l'intégrale, Tome 1 & 2). León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Anna Karénine (l'intégrale, Tome 1 & 2) - León Tolstoi страница 28
«Que viendra-t-il me dire après cela? Pourrai-je d’ailleurs le croire! Jamais. Non, tout est fini pour moi, tout ce qui constituait la récompense de mes peines, de mes souffrances… Le croirais-tu? Tout à l’heure je faisais travailler Grisha? Jadis c’était une joie pour moi: maintenant c’est un tourment. Pourquoi me donner ce souci? Pourquoi ai-je des enfants? Ce qu’il y a d’affreux, vois-tu, c’est que mon âme tout entière est bouleversée; à la place de mon amour, de ma tendresse, il n’y a que de la haine, oui, de la haine. Je pourrais le tuer et…
— Chère Dolly, je conçois tout cela, mais ne te torture pas ainsi; tu es trop agitée, trop froissée pour voir les choses sous leur vrai jour.»
Dolly se calma, et pendant quelques minutes toutes deux gardèrent le silence.
«Que faire? Anna, penses-y et aide-moi. J’ai tout examiné et je ne trouve rien.»
Anna non plus ne trouvait rien, mais son cœur répondait à chaque parole, à chaque regard douloureux de sa belle-sœur.
«Voici ce que je pense, dit-elle enfin; comme sœur je connais son caractère et cette faculté de tout oublier (elle fit le geste de se toucher le front), faculté propice à l’entraînement, mais aussi au repentir. Actuellement il ne croit pas, il ne comprend pas qu’il ait pu faire ce qu’il a fait.
— Non, il l’a compris et le comprend encore, interrompit Dolly. D’ailleurs tu m’oublies, moi: le mal en est-il plus léger pour moi?
— Attends. Quand il m’a parlé, je t’avoue n’avoir pas mesuré toute l’étendue de votre malheur; je n’y voyais qu’une chose: la désunion de votre famille; il m’a fait peine. Après avoir causé avec toi, je vois, comme femme, autre chose encore: je vois ta souffrance et ne puis te dire combien je te plains! Mais, Dolly, ma chérie, tout en comprenant ton malheur, il est un côté de la question que j’ignore: je ne sais pas jusqu’à quel point tu l’aimes encore. Toi seule, tu peux savoir si tu l’aimes assez pour pardonner. Si tu le peux, pardonne.
— Non, – commença Dolly, mais Anna l’interrompit en lui baisant la main.
— Je connais le monde plus que toi, dit-elle; je sais la façon d’être des hommes comme Stiva. Tu prétends qu’ils ont parlé de toi ensemble? N’en crois rien. Ces hommes peuvent commettre des infidélités, mais leur femme et leur foyer domestique n’en restent pas moins un sanctuaire pour eux. Ils établissent entre ces femmes, qu’au fond ils méprisent, et leur famille une ligne de démarcation qui n’est jamais franchie. Je ne conçois pas bien comment cela peut-être, mais cela est.
— Mais songe donc qu’il l’embrassait.
— Écoute, Dolly, ma chérie. J’ai vu Stiva quand il était amoureux de toi; je me souviens du temps où il venait pleurer près de moi en me parlant de toi; je sais à quelle hauteur poétique il te plaçait, et je sais que plus il a vécu avec toi, plus tu as grandi dans son admiration. C’était devenu pour nous un sujet de plaisanterie que son habitude de dire à tout propos: «Dolly est une femme étonnante.» Tu as toujours été et resteras toujours un culte pour lui: ceci n’a pas été un entraînement de son cœur.
— Mais si cet entraînement recommençait?
— C’est impossible.
— Aurais-tu pardonné, toi?
— Je n’en sais rien, je ne puis dire… Oui, je le puis, reprit Anna après avoir pesé cette situation intérieurement, je le puis certainement. Je ne serais plus la même, mais je pardonnerais, et de telle sorte que le passé fût effacé.
— Cela va sans dire, interrompit vivement Dolly, répondant à une pensée qui l’avait plus d’une fois occupée: sinon ce ne serait plus le pardon. – Viens maintenant, que je te conduise à ta chambre,» dit-elle en se levant. Chemin faisant, elle entoura de ses bras sa belle-sœur.
«Chère Anna, combien je suis heureuse que tu sois venue. Je souffre moins, beaucoup moins.»
XX
Anna passa toute la journée à la maison, c’est-à-dire chez les Oblonsky, et ne reçut aucune des personnes qui, informées de son arrivée, vinrent lui rendre visite. Toute sa matinée se passa entre Dolly et ses enfants; elle envoya un mot à son frère pour lui dire de venir dîner à la maison. «Viens, Dieu est miséricordieux,» écrivit-elle.
Oblonsky dîna donc chez lui; la conversation fut générale, et sa femme le tutoya, ce qu’elle n’avait pas encore fait; leurs rapports restaient froids, mais il n’était plus question de séparation, et Stépane Arcadiévitch entrevoyait la possibilité d’un raccommodement.
Kitty vint après le dîner; elle connaissait à peine Anna et n’était pas sans inquiétude sur la réception que lui ferait cette grande dame de Pétersbourg dont chacun chantait les louanges; elle sentit bien vite qu’elle plaisait; Anna fut touchée de la jeunesse et de la beauté de Kitty; de son côté, Kitty fut aussitôt sous le charme et s’éprit d’Anna comme les jeunes filles savent s’éprendre de femmes plus âgées qu’elles. Rien d’ailleurs dans Anna ne faisait penser à la femme du monde ou à la mère de famille; on eût dit une jeune fille de vingt ans, à voir sa taille souple, la fraîcheur et l’animation de son visage, si une expression sérieuse et presque triste, dont Kitty fut frappée et charmée, n’eût parfois assombri son regard. Anna, quoique parfaitement simple et sincère, semblait porter en elle un monde supérieur dont l’élévation était inaccessible à une enfant.
Après le dîner, Anna s’était vivement approchée de son frère qui fumait un cigare pendant que Dolly rentrait dans sa chambre.
«Stiva, dit-elle en indiquant la porte de cette chambre d’un signe de tête, va, et que Dieu te vienne en aide!»
Il comprit et, jetant son cigare, disparut derrière la porte.
Anna s’assit sur un canapé, entourée des enfants. Les deux aînés et par imitation le cadet s’étaient accrochés à leur nouvelle tante avant même de se mettre à table; ils jouaient à qui se rapprocherait le plus d’elle, à qui tiendrait sa main, l’embrasserait, jouerait avec ses bagues ou se suspendrait aux plis de sa robe.
«Voyons, reprenons nos places,» dit Anna.
Et Grisha, d’un air fier et heureux, plaça sa tête blonde sous la main de sa tante et l’appuya sur ses genoux.
«Et à quand le bal maintenant? Dit-elle en s’adressant à Kitty.
— À la semaine prochaine; ce sera un bal superbe, un de ces bals auxquels on s’amuse toujours.
— Il y en a donc où l’on s’amuse toujours? Dit Anna d’un ton de douce ironie.
— C’est bizarre, mais c’est ainsi. Chez les Bobristhchiff on s’amuse toujours; chez les Nikitine aussi; mais chez les Wéjekof on s’ennuie invariablement. N’avez-vous donc jamais remarqué cela?
— Non, chère enfant; il n’y a plus pour moi de bal amusant, – et Kitty entrevit dans les yeux d’Anna