Manon Lescaut / Манон Леско. Книга для чтения на французском языке. Антуан Франсуа Прево
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Читать онлайн книгу Manon Lescaut / Манон Леско. Книга для чтения на французском языке - Антуан Франсуа Прево страница 7
J’avais passé près d’un an à Paris, sans m’informer des affaires de Manon. Il m’en avait d’abord coûté beaucoup pour me faire cette violence; mais les conseils toujours présents de Tiberge, et mes propres réflexions, m’avaient fait obtenir la victoire. Les derniers mois s’étaient écoulés si tranquillement que je me croyais sur le point d’oublier éternellement cette charmante et perfide créature. Le temps arriva auquel je devais soutenir un exercice public dans l’Ecole de Théologie. Je fis prier plusieurs personnes de considération de m’honorer de leur présence. Mon nom fut ainsi répandu dans tous les quartiers de Paris : il alla jusqu’aux oreilles de mon infidèle. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le titre d’abbé ; mais un reste de curiosité, ou peut-être quelque repentir de m’avoir trahi (je n’ai jamais pu démêler lequel de ces deux sentiments) lui fit prendre intérêt à un nom si semblable au mien ; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Elle fut présente à mon exercice, et sans doute qu’elle eut peu de peine à me remettre.
Je n’eus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait qu’il y a, dans ces lieux, des cabinets particuliers pour les dames[21], où elles sont cachées derrière une jalousie. Je retournai à Saint-Sulpice, couvert de gloire et chargé de compliments. Il était six heures du soir. On vint m’avertir, un moment après mon retour, qu’une dame demandait à me voir. J’allai au parloir sur-le-champ. Dieux! quelle apparition surprenante! j’ y trouvai Manon. C’était elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne l’avais jamais vue. Elle était dans sa dix-huitième année. Ses charmes surpassaient tout ce qu’on peut décrire. C’était un air si fin, si doux, si engageant, l’air de l’Amour même. Toute sa figure me parut un enchantement.
Je demeurai interdit à sa vue, et ne pouvant conjecturer quel était le dessein de cette visite, j’attendais, les yeux baissés et avec tremblement, qu’elle s’expliquât. Son embarras fut, pendant quelque temps, égal au mien, mais, voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux, pour cacher quelques larmes. Elle me dit, d’un ton timide, qu’elle confessait que son infidélité méritait ma haine; mais que, s’il était vrai que j’eusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait eu, aussi, bien de la dureté à laisser passer deux ans sans prendre soin de m’informer de son sort, et qu’il y en avait beaucoup encore à la voir dans l’état où elle était en ma présence, sans lui dire une parole. Le désordre de mon âme, en l’écoutant, ne saurait être exprimé.
Elle s’assit. Je demeurai debout, le corps à demi tourné, n’osant l’envisager directement. Je commençai plusieurs fois une réponse, que je n’eus pas la force d’achever. Enfin, je fis un effort pour m’écrier douloureusement : Perfide Manon! Ah! perfide! perfide! Elle me répéta, en pleurant à chaudes larmes, qu’elle ne prétendait point justifier sa perfidie. Que prétendez-vous donc? m’écriai-je encore. Je prétends mourir, répondit-elle, si vous ne me rendez votre cœur, sans lequel il est impossible que je vive. Demande donc ma vie, infidèle! repris-je en versant moi-même des pleurs, que je m’efforçai en vain de retenir. Demande ma vie, qui est l’unique chose qui me reste à te sacrifier ; car mon cœur n’a jamais cessé d’être à toi. À peine eus-je achevé ces derniers mots, qu’elle se leva avec transport pour venir m’embrasser. Elle m’accabla de mille caresses passionnées. Elle m’appela par tous les noms que l’amour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je n’y répondais encore qu’avec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille où j’avais été, aux mouvements tumultueux que je sentais renaître! J’en étais épouvanté. Je frémissais, comme il arrive lorsqu’on se trouve la nuit dans une campagne écartée : on se croit transporté dans un nouvel ordre de choses; on y est saisi d’une horreur secrète, dont on ne se remet qu’après avoir considéré longtemps tous les environs.
Nous nous assîmes l’un près de l’autre. Je pris ses mains dans les miennes. Ah! Manon, lui dis-je en la regardant d’un œil triste, je ne m’étais pas attendu à la noire trahison dont vous avez payé mon amour. Il vous était bien facile de tromper un cœur dont vous étiez la souveraine absolue, et qui mettait toute sa félicité à vous plaire et à vous obéir. Dites-moi maintenant si vous en avez trouvé d’aussi tendres et d’aussi soumis. Non, non, la Nature n’en fait guère de la même trempe que le mien. Dites-moi, du moins, si vous l’avez quelquefois regretté. Quel fond dois-je faire sur ce retour de bonté qui vous ramène aujourd’hui pour le consoler? Je ne vois que trop que vous êtes plus charmante que jamais; mais au nom de toutes les peines que j’ai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi si vous serez plus fidèle.
Elle me répondit des choses si touchantes sur son repentir, et elle s’engagea à la fidélité par tant de protestations et de serments, qu’elle m’attendrit à un degré inexprimable. Chère Manon! lui dis-je, avec un mélange profane d’expressions amoureuses et théologiques, tu es trop adorable pour une créature. Je me sens le cœur emporté par une délectation victorieuse. Tout ce qu’on dit de la liberté à Saint-Sulpice est une chimère. Je vais perdre ma fortune et ma réputation pour toi, je le prévois bien ; je lis ma destinée dans tes beaux yeux ; mais de quelles pertes ne serai-je pas consolé par ton amour! Les faveurs de la fortune ne me touchent point ; la gloire me paraît une fumée ; tous mes projets de vie ecclésiastique étaient de folles imaginations ; enfin tous les biens différents de ceux que j’espère avec toi sont des biens méprisables, puisqu’ils ne sauraient tenir un moment, dans mon cœur, contre un seul de tes regards.
En lui promettant néanmoins un oubli général de ses fautes, je voulus être informé de quelle manière elle s’était laissé séduire par B… Elle m’apprit que, l’ayant vue à sa fenêtre, il était devenu passionné pour elle ; qu’il avait fait sa déclaration en fermier général, c’est-à-dire en lui marquant dans une lettre que le payement serait proportionné aux faveurs; qu’elle avait capitulé d’abord, mais sans autre dessein que de tirer de lui quelque somme considérable qui pût servir à nous faire vivre commodément; qu’il l’avait éblouie par de si magnifiques promesses, qu’elle s’était laissé ébranler par degrés[22]; que je devais juger pourtant de ses remords par la douleur dont elle m’avait laissé voir des témoignages, la veille de notre séparation ; que, malgré l’opulence dans laquelle il l’avait entretenue, elle n’avait jamais goûté de bonheur avec lui, non seulement parce qu’elle n’y trouvait point, me dit-elle, la délicatesse de mes sentiments et l’agrément de mes manières, mais parce qu’au milieu même des plaisirs qu’il lui procurait sans cesse, elle portait, au fond du cœur, le souvenir de mon amour, et le remords de son infidélité. Elle me parla de Tiberge et de la confusion extrême que sa visite lui avait causée. Un coup d’épée dans le cœur, ajouta-t-elle, m’aurait moins ému le sang. Je lui tournai le dos, sans pouvoir soutenir un moment sa présence. Elle continua de me raconter par quels moyens elle avait été instruite de mon séjour à Paris, du changement de ma condition et de mes exercices de Sorbonne.
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