Au Bonheur des Dames. Emile Zola
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Dès la porte, c’était ainsi un émerveillement, une surprise qui, toutes, les ravissait. Mouret avait eu cette idée. Le premier, il venait d’acheter dans le Levant, à des conditions excellentes, une collection de tapis anciens et de tapis neufs, de ces tapis rares que, seuls, les marchands de curiosités vendaient jusque-là, très cher; et il allait en inonder le marché, il les cédait presque à prix coûtant, en tirait simplement un décor splendide, qui devait attirer chez lui la haute clientèle de l’art. Du milieu de la place Gaillon, on apercevait ce salon oriental, fait uniquement de tapis et de portières, que des garçons avaient accrochés sous ses ordres. D’abord, au plafond, étaient tendus des tapis de Smyrne, dont les dessins compliqués se détachaient sur des fonds rouges. Puis, des quatre côtés, pendaient des portières: les portières de Karamanie et de Syrie, zébrées de vert, de jaune et de vermillon; les portières de Diarbékir, plus communes, rudes à la main, comme des sayons de berger; et encore des tapis pouvant servir de tentures, les longs tapis d’Ispahan, de Téhéran et de Kermancha, les tapis plus larges de Schoumaka et de Madras, floraison étrange de pivoines et de palmes, fantaisie lâchée dans le jardin du rêve. À terre, les tapis recommençaient, une jonchée de toisons grasses: il y avait, au centre, un tapis d’Agra, une pièce extraordinaire à fond blanc et à large bordure bleu tendre, où couraient des ornements violâtres, d’une imagination exquise; partout, ensuite, s’étalaient des merveilles, les tapis de la Mecque aux reflets de velours, les tapis de prière du Daghestan à la pointe symbolique, les tapis du Kurdistan, semés de fleurs épanouies; enfin, dans un coin, un écroulement à bon marché, des tapis de Gheurdès, de Coula et de Kircheer, en tas, depuis quinze francs. Cette tente de pacha somptueux était meublée de fauteuils et de divans, faits avec des sacs de chameau, les uns coupés de losanges bariolés, les autres plantés de roses naïves. La Turquie, l’Arabie, la Perse, les Indes étaient là. On avait vidé les palais, dévalisé les mosquées et les bazars. L’or fauve dominait, dans l’effacement des tapis anciens, dont les teintes fanées gardaient une chaleur sombre, un fondu de fournaise éteinte, d’une belle couleur cuite de vieux maître. Et des visions d’Orient flottaient sous le luxe de cet art barbare, au milieu de l’odeur forte que les vieilles laines avaient gardée du pays de la vermine et du soleil.
Le matin, à huit heures, lorsque Denise, qui allait justement débuter ce lundi-là, avait traversé le salon oriental, elle était restée saisie, ne reconnaissant plus l’entrée du magasin, achevant de se troubler dans ce décor de harem, planté à la porte. Un garçon l’ayant conduite sous les combles et remise entre les mains de Mme Cabin, chargée du nettoyage et de la surveillance des chambres, celle-ci l’installa au numéro 7, où l’on avait déjà monté sa malle. C’était une étroite cellule mansardée, ouvrant sur le toit par une fenêtre à tabatière, meublée d’un petit lit, d’une armoire de noyer, d’une table de toilette et de deux chaises. Vingt chambres pareilles s’alignaient le long d’un corridor de couvent, peint en jaune; et, sur les trente-cinq demoiselles de la maison, les vingt qui n’avaient pas de famille à Paris couchaient là, tandis que les quinze autres logeaient au-dehors, quelques-unes chez des tantes ou des cousines d’emprunt. Tout de suite, Denise ôta la mince robe de laine, usée par la brosse, raccommodée aux manches, la seule qu’elle eût apportée de Valognes. Puis, elle passa l’uniforme de son rayon, une robe de soie noire, qu’on avait retouchée pour elle, et qui l’attendait sur le lit. Cette robe était encore un peu grande, trop large aux épaules. Mais elle se hâtait tellement, dans son émotion, qu’elle ne s’arrêta point à ces détails de coquetterie. Jamais elle n’avait porté de la soie. Quand elle redescendit, endimanchée, mal à l’aise, elle regardait luire la jupe, elle éprouvait une honte aux bruissements tapageurs de l’étoffe.
En bas, comme elle entrait au rayon, une querelle éclatait. Elle entendit Clara dire d’une voix aiguë:
– Madame, je suis arrivée avant elle.
– Ce n’est pas vrai, répondait Marguerite. Elle m’a bousculée à la porte, mais j’avais déjà le pied dans le salon.
Il s’agissait de l’inscription au tableau de ligne, qui réglait les tours de vente. Les vendeuses s’inscrivaient sur une ardoise, dans leur ordre d’arrivée; et, chaque fois qu’une d’elles avait eu une cliente, elle remettait son nom à la queue. Mme Aurélie finit par donner raison à Marguerite.
– Toujours des injustices! murmura furieusement Clara.
Mais l’entrée de Denise réconcilia ces demoiselles. Elles la regardèrent, puis se sourirent. Pouvait-on se fagoter de la sorte! La jeune fille alla gauchement s’inscrire au tableau de ligne, où elle se trouvait la dernière. Cependant, Mme Aurélie l’examinait avec une moue inquiète. Elle ne put s’empêcher de dire:
– Ma chère, deux comme vous tiendraient dans votre robe. Il faudra la faire rétrécir… Et puis, vous ne savez pas vous habiller. Venez donc, que je vous arrange un peu.
Et elle l’emmena devant une des hautes glaces, qui alternaient avec les portes pleines des armoires, où étaient serrées les confections. La vaste pièce, entourée de ces glaces et de ces boiseries de chêne sculpté, garnie d’une moquette rouge à grands ramages, ressemblait au salon banal d’un hôtel, que traverse un continuel galop de passants. Ces demoiselles complétaient la ressemblance, vêtues de leur soie réglementaire, promenant leurs grâces marchandes, sans jamais s’asseoir sur la douzaine de chaises réservées aux clientes seules. Toutes avaient, entre deux boutonnières du corsage, comme piqué dans la poitrine, un grand crayon qui se dressait, la pointe en l’air; et l’on apercevait, sortant à demi d’une poche, la tache blanche du cahier de notes de débit. Plusieurs risquaient des bijoux, des bagues, des broches, des chaînes; mais leur coquetterie, le luxe dont elles luttaient, dans l’uniformité imposée de leur toilette, était leurs cheveux nus, des cheveux débordants, augmentés de nattes et de chignons quand ils ne suffisaient pas, peignés, frisés, étalés.
– Tirez donc la ceinture par-devant, répétait Mme Aurélie. Là, vous n’avez plus de bosse dans le dos, au moins… Et vos cheveux, est-il possible de les massacrer ainsi! Ils seraient superbes, si vous vouliez.
C’était, en effet, la seule beauté de Denise. D’un blond cendré, ils lui tombaient jusqu’aux chevilles; et, quand elle se coiffait, ils la gênaient, au point qu’elle se contentait de les rouler et de les retenir en un tas, sous les fortes dents d’un peigne de corne. Clara, très ennuyée par ces cheveux, affectait d’en rire, tellement ils étaient noués de travers, dans leur grâce sauvage. Elle avait appelé d’un signe une vendeuse du rayon de la lingerie, une fille à figure large, l’air agréable. Les deux rayons, qui se touchaient, étaient en continuelle hostilité; mais ces demoiselles s’entendaient parfois pour se moquer des gens.
– Mademoiselle Cugnot, voyez donc cette crinière, répétait Clara, que Marguerite poussait du coude, en feignant aussi d’étouffer de rire.
Seulement, la lingère n’était pas en train de plaisanter. Elle regardait Denise depuis un instant, elle se rappelait ce qu’elle avait souffert elle-même, les premiers mois, dans son rayon.
– Eh bien! quoi? dit-elle. Toutes n’en ont pas, de ces crinières!
Et elle retourna à la lingerie, laissant les deux autres gênées. Denise, qui avait entendu, la suivit d’un regard de remerciement, tandis que Mme Aurélie lui remettait un cahier de notes de débit à son nom, en disant:
– Allons,