Au Bonheur des Dames. Emile Zola
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À neuf heures et demie, une cloche avait sonné le déjeuner de la première table. Puis, une nouvelle volée appela la deuxième. Et les clientes ne venaient toujours pas. La seconde, Mme Frédéric, qui, dans sa rigidité maussade de veuve, se plaisait aux idées de désastre, jurait en phrases brèves, que la journée était perdue: on ne verrait pas quatre chats, on pouvait fermer les armoires et s’en aller; prédiction qui assombrissait la face plate de Marguerite, très âpre au gain, tandis que Clara, avec ses allures de cheval échappé, rêvait déjà d’une partie au bois de Verrières, si la maison croulait. Quant à Mme Aurélie, muette, grave, elle promenait son masque de César à travers le vide du rayon, en général qui a une responsabilité dans la victoire et la défaite.
Vers onze heures, quelques dames se présentèrent. Le tour de vente de Denise arrivait. Justement, une cliente fut signalée.
– La grosse de province, vous savez, murmura Marguerite.
C’était une femme de quarante-cinq ans, qui débarquait de loin en loin à Paris, du fond d’un département perdu. Là-bas, pendant des mois, elle mettait des sous de côté; puis, à peine descendue de wagon, elle tombait au Bonheur des Dames, elle dépensait tout. Rarement, elle demandait par lettre, car elle voulait voir, avait la joie de toucher la marchandise, faisait jusqu’à des provisions d’aiguilles, qui, disait-elle, coûtaient les yeux de la tête, dans sa petite ville. Tout le magasin la connaissait, savait qu’elle se nommait Mme Boutarel et qu’elle habitait Albi, sans s’inquiéter du reste, ni de sa situation, ni de son existence.
– Vous allez bien, madame? demandait gracieusement Mme Aurélie qui s’était avancée. Et que désirez-vous? On est à vous tout de suite.
Puis, se tournant:
– Mesdemoiselles!
Denise s’approchait, mais Clara s’était précipitée. D’habitude, elle se montrait paresseuse à la vente, se moquant de l’argent, en gagnant davantage au-dehors, et sans fatigue. Seulement, l’idée de souffler une bonne cliente à la nouvelle venue, l’éperonnait.
– Pardon, c’est mon tour, dit Denise révoltée.
Mme Aurélie l’écarta d’un regard sévère, en murmurant:
– Il n’y a pas de tour, je suis la seule maîtresse ici… Attendez de savoir, pour servir les clientes connues.
La jeune fille recula; et, comme des larmes lui montaient aux yeux, elle voulut cacher cet excès de sensibilité, elle tourna le dos, debout devant les glaces sans tain, feignant de regarder dans la rue. Allait-on l’empêcher de vendre? Toutes s’entendraient-elles, pour lui enlever ainsi les ventes sérieuses? La peur de l’avenir la prenait, elle se sentait écrasée entre tant d’intérêts lâchés. Cédant à l’amertume de son abandon, le front contre la glace froide, elle regardait en face le Vieil Elbeuf, elle songeait qu’elle aurait dû supplier son oncle de la garder; peut-être lui-même désirait-il revenir sur sa décision, car il lui avait semblé bien ému, la veille. Maintenant, elle était toute seule, dans cette maison vaste, où personne ne l’aimait, où elle se trouvait blessée et perdue; Pépé et Jean vivaient chez des étrangers, eux qui n’avaient jamais quitté ses jupes; c’était un arrachement, et les deux grosses larmes qu’elle retenait faisaient danser la rue dans un brouillard.
Derrière elle, pendant ce temps, bourdonnaient des voix:
– Celui-ci m’engonce, disait Mme Boutarel.
– Madame a tort, répétait Clara. Les épaules vont à la perfection… À moins que Madame ne préfère une pelisse à un manteau.
Mais Denise tressaillit. Une main s’était posée sur son bras, Mme Aurélie l’interpellait avec sévérité.
– Eh bien! vous ne faites rien maintenant, vous regardez passer le monde?… Oh! ça ne peut pas marcher comme ça!
– Puisqu’on m’empêche de vendre, madame.
– Il y a d’autre ouvrage pour vous, mademoiselle. Commencez par le commencement… Faites le déplié.
Afin de contenter les quelques clientes qui étaient venues, on avait dû bouleverser déjà les armoires; et, sur les deux longues tables de chêne, à gauche et à droite du salon, traînait un fouillis de manteaux, de pelisses, de rotondes, des vêtements de toutes les tailles et de toutes les étoffes. Sans répondre, Denise se mit à les trier, à les plier avec soin et à les classer de nouveau dans les armoires. C’était la besogne inférieure des débutantes. Elle ne protestait plus, sachant qu’on exigeait une obéissance passive, attendant que la première voulût bien la laisser vendre, ainsi qu’elle semblait d’abord en avoir l’intention. Et elle pliait toujours, lorsque Mouret parut. Ce fut pour elle une secousse; elle rougit, elle se sentit reprise de son étrange peur, en croyant qu’il allait lui parler. Mais il ne la voyait seulement pas, il ne se rappelait plus cette petite fille, que l’impression charmante d’une minute lui avait fait appuyer.
– Madame Aurélie! appela-t-il d’une voix brève.
Il était légèrement pâle, les yeux clairs et résolus pourtant. En faisant le tour des rayons, il venait de les trouver vides, et la possibilité d’une défaite s’était brusquement dressée, dans sa foi entêtée à la fortune. Sans doute, onze heures sonnaient à peine; il savait par expérience que la foule n’arrivait guère que l’après-midi. Seulement, certains symptômes l’inquiétaient: aux autres mises en vente, un mouvement se produisait dès le matin; puis, il ne voyait même pas de femmes en cheveux, les clientes du quartier, qui descendaient chez lui en voisines. Comme tous les grands capitaines, au moment de livrer sa bataille, une faiblesse superstitieuse l’avait pris, malgré sa carrure habituelle d’homme d’action. Ça ne marcherait pas, il était perdu, et il n’aurait pu dire pourquoi: il croyait lire sa défaite sur les visages mêmes des dames qui passaient.
Justement, Mme Boutarel, elle qui achetait toujours, s’en allait en disant:
– Non, vous n’avez rien qui me plaise… Je verrai, je me déciderai.
Mouret la regarda partir. Et, comme Mme Aurélie accourait à son appel, il l’emmena à l’écart; tous deux échangèrent quelques mots rapides. Elle eut un geste désolé,