L'homme qui rit. Victor Hugo

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L'homme qui rit - Victor  Hugo

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masse liée à la chaîne offrait la ressemblance d’une gaine. Elle était emmaillottée comme un enfant et longue comme un homme. Il y avait en haut une rondeur autour de laquelle l’extrémité de la chaîne s’enroulait. La gaine se déchiquetait à sa partie inférieure. Des décharnements sortaient de ces déchirures.

      Une brise faible agitait la chaîne, et ce qui pendait à la chaîne vacillait doucement. Cette masse passive obéissait aux mouvements diffus des étendues; elle avait on ne sait quoi de panique; l’horreur qui disproportionne les objets lui ôtait presque la dimension en lui laissant le contour; c’était une condensation de noirceur ayant un aspect; il y avait de la nuit dessus et de la nuit dedans; cela était en proie au grandissement sépulcral; les crépuscules, les levers de lune, les descentes de constellations derrière les falaises, les flottaisons de l’espace, les nuages, toute la rose des vents, avaient fini par entrer dans la composition de ce néant visible; cette espèce de bloc quelconque suspendu dans le vent participait de l’impersonnalité éparse au loin sur la mer et dans le ciel, et les ténèbres achevaient cette chose qui avait été un homme.

      C’était ce qui n’est plus.

      Être un reste, ceci échappe à la langue humaine. Ne plus exister, et persister, être dans le gouffre et dehors, reparaître au-dessus de la mort, comme insubmersible, il y a une certaine quantité d’impossible mêlée à de telles réalités. De l l’indicible. Cet être, – était-ce un être? – ce témoin noir, était un reste, et un reste terrible. Reste de quoi? De la nature d’abord, de la société ensuite. Zéro et total.

      L’inclémence absolue l’avait à sa discrétion. Les profonds oublis de la solitude l’environnaient. Il était livré aux aventures de l’ignoré. Il était sans défense contre l’obscurité, qui en faisait ce qu’elle voulait. Il était à jamais le patient. Il subissait. Les ouragans étaient sur lui. Lugubre fonction des souffles.

      Ce spectre était là au pillage. Il endurait cette voie de fait horrible, la pourriture en plein vent. Il était hors la loi du cercueil. Il avait l’anéantissement sans la paix. Il tombait en cendre l’été et en boue l’hiver. La mort doit avoir un voile, la tombe doit avoir une pudeur. Ici ni pudeur ni voile. La putréfaction cynique et en aveu. Il y a de l’effronterie à la mort à montrer son ouvrage. Elle fait insulte à toutes les sérénités de l’ombre quand elle travaille hors de son laboratoire, le tombeau.

      Cet être expiré était dépouillé. Dépouiller une dépouille, inexorable achèvement. Sa moelle n’était plus dans ses os, ses entrailles n’étaient plus dans son ventre, sa voix n’était plus dans son gosier. Un cadavre est une poche que la mort retourne et vide. S’il avait eu un moi, où ce moi était-il? Là encore peut-être, et c’était poignant à penser. Quelque chose d’errant autour de quelque chose d’enchaîné. Peut-on se figurer dans l’obscurité un linéament plus funèbre?

      Il existe des réalités ici-bas qui sont comme des issues sur l’inconnu, par où la sortie de la pensée semble possible, et o l’hypothèse se précipite. La conjecture a son compelle intrare . Si l’on passe en certains lieux et devant certains objets, on ne peut faire autrement que de s’arrêter en proie aux songes, et de laisser son esprit s’avancer là dedans. Il y a dans l’invisible d’obscures portes entre-bâillées. Nul n’eût pu rencontrer ce trépassé sans méditer.

      La vaste dispersion l’usait silencieusement. Il avait eu du sang qu’on avait bu, de la peau qu’on avait mangée, de la chair qu’on avait volée. Rien n’avait passé sans lui prendre quelque chose. Décembre lui avait emprunté du froid, minuit de l’épouvante, le fer de la rouille, la peste des miasmes, la fleur des parfums. Sa lente désagrégation était un péage. Péage du cadavre à la rafale, à la pluie, à la rosée, aux reptiles, aux oiseaux. Toutes les sombres mains de la nuit avaient fouillé ce mort.

      C’était on ne sait quel étrange habitant, l’habitant de la nuit. Il était dans une plaine et sur une colline, et il n’y était pas. Il était palpable et évanoui. Il était de l’ombre complétant les ténèbres. Après la disparition du jour, dans la vaste obscurit silencieuse, il devenait lugubrement d’accord avec tout. Il augmentait, rien que parce qu’il était là, le deuil de la tempête et le calme des astres. L’inexprimable, qui est dans le désert, se condensait en lui. Épave d’un destin inconnu, il s’ajoutait toutes les farouches réticences de la nuit. Il y avait dans son mystère une vague réverbération de toutes les énigmes.

      On sentait autour de lui comme une décroissance de vie allant jusqu’aux profondeurs. Il y avait dans les étendues environnantes une diminution de certitude et de confiance. Le frisson des broussailles et des herbes, une mélancolie désolée, une anxiété où il semblait qu’il y eût de la conscience, appropriaient tragiquement tout le paysage à cette figure noire suspendue à cette chaîne. La présence d’un spectre dans un horizon est une aggravation à la solitude.

      Il était simulacre. Ayant sur lui les souffles qui ne s’apaisent pas, il était l’implacable. Le tremblement éternel le faisait terrible. Il semblait, dans les espaces, un centre, ce qui est effrayant à dire, et quelque chose d’immense s’appuyait sur lui. Qui sait? Peut-être l’équité entrevue et bravée qui est au del de notre justice. Il y avait, dans sa durée hors de la tombe, de la vengeance des hommes et de sa vengeance à lui. Il faisait, dans ce crépuscule et dans ce désert, une attestation. Il était la preuve de la matière inquiétante, parce que la matière devant laquelle on tremble est de la ruine d’âme. Pour que la matière morte nous trouble, il faut que l’esprit y ait vécu. Il dénonçait la loi d’en bas à la loi d’en haut. Mis là par l’homme, il attendait Dieu. Au-dessus de lui flottaient, avec toutes les torsions indistinctes de la nuée et de la vague, les énormes rêveries de l’ombre.

      Derrière cette vision, il y avait on ne sait quelle occlusion sinistre. L’illimité, borné par rien, ni par un arbre, ni par un toit, ni par un passant, était autour de ce mort. Quand l’immanence surplombant sur nous, ciel, gouffre, vie, tombeau, éternité, apparaît patente, c’est alors que nous sentons tout inaccessible, tout défendu, tout muré. Quand l’infini s’ouvre, pas de fermeture plus formidable.

      VI. BATAILLE ENTRE LA MORT ET LA NUIT

      L’enfant était devant cette chose, muet, étonné, les yeux fixes.

      Pour un homme c’eût été un gibet, pour l’enfant c’était une apparition.

      Où l’homme eût vu le cadavre, l’enfant voyait le fantôme.

      Et puis il ne comprenait point.

      Les attractions d’abîme sont de toute sorte; il y en avait une au haut de cette colline. L’enfant fit un pas, puis deux. Il monta, tout en ayant envie de descendre, et approcha, tout en ayant envie de reculer.

      Il vint tout près, hardi et frémissant, faire une reconnaissance du fantôme.

      Parvenu sous le gibet, il leva la tête et examina.

      Le fantôme était goudronné. Il luisait ça et là. L’enfant distinguait la face. Elle était enduite de bitume, et ce masque qui semblait visqueux et gluant se modelait dans les reflets de la nuit. L’enfant voyait la bouche qui était un trou, le nez qui était un trou, et les yeux qui étaient des trous. Le corps était enveloppé et comme ficelé dans une grosse toile imbibée de naphte. La toile s’était moisie et rompue. Un genou passait travers. Une crevasse laissait voir les côtes. Quelques parties étaient cadavre, d’autres squelette. Le visage était couleur de terre; des limaces, qui avaient erré dessus, y avaient laissé de vagues rubans d’argent. La toile, collée aux os, offrait des reliefs comme une robe de statue. Le crâne, fêlé et fendu, avait l’hiatus d’un fruit pourri. Les

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