L'homme qui rit. Victor Hugo
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Le mort sembla pris d’une vie monstrueuse. Les souffles le soulevaient comme s’ils allaient l’emporter; on eût dit qu’il se débattait et qu’il faisait effort pour s’évader; son carcan le retenait. Les oiseaux répercutaient tous ses mouvements, reculant, puis se ruant, effarouchés et acharnés. D’un côté, une étrange fuite essayée; de l’autre, la poursuite d’un enchaîné. Le mort, poussé par tous les spasmes de la bise, avait des soubresauts, des chocs, des accès de colère, allait, venait, montait, tombait, refoulant l’essaim éparpillé. Le mort était massue, l’essaim était poussière. La féroce volée assaillante ne lâchait pas prise et s’opiniâtrait. Le mort, comme saisi de folie sous cette meute de becs, multipliait dans le vide ses frappements aveugles semblables aux coups d’une pierre liée à une fronde. Par moments il avait sur lui toutes les griffes et toutes les ailes, puis rien; c’étaient des évanouissements de la horde, tout de suite suivis de retours furieux. Effrayant supplice continuant après la vie. Les oiseaux semblaient frénétiques. Les soupiraux de l’enfer doivent donner passage des essaims pareils. Coups d’ongle, coups de bec, croassements, arrachements de lambeaux qui n’étaient plus de la chair, craquements de la potence, froissements du squelette, cliquetis des ferrailles, cris de la rafale, tumulte, pas de lutte plus lugubre. Une lémure contre des démons. Sorte de combat spectre.
Parfois, la bise redoublant, le pendu pivotait sur lui-même, faisait face à l’essaim de tous les côtés à la fois, paraissait vouloir courir après les oiseaux, et l’on eût dit que ses dents tâchaient de mordre. Il avait le vent pour lui et la chaîne contre lui, comme si les dieux noirs s’en mêlaient. L’ouragan était de la bataille. Le mort se tordait, la troupe d’oiseaux roulait sur lui en spirale. C’était un tournoiement dans un tourbillon.
On entendait en bas un grondement immense, qui était la mer.
L’enfant voyait ce rêve. Subitement il se mit à trembler de tous ses membres, un frisson ruissela le long de son corps, il chancela, tressaillit, faillit tomber, se retourna, pressa son front de ses deux mains, comme si le front était un point d’appui, et, hagard, les cheveux au vent, descendant la colline grands pas, les yeux fermés, presque fantôme lui-même, il prit la fuite, laissant derrière lui ce tourment dans la nuit.
VII. LA POINTE NORD DE PORTLAND
Il courut jusqu’à essoufflement, au hasard, éperdu, dans la neige, dans la plaine, dans l’espace. Cette fuite le réchauffa. Il en avait besoin. Sans cette course et sans cette épouvante, il était mort.
Quand l’haleine lui manqua, il s’arrêta. Mais il n’osa point regarder en arrière. Il lui semblait que les oiseaux devaient le poursuivre, que le mort devait avoir dénoué sa chaîne et était probablement en marche du même côté que lui, et que sans doute le gibet lui-même descendait la colline, courant après le mort. Il avait peur de voir cela, s’il se retournait.
Lorsqu’il eut repris un peu haleine, il se remit à fuir.
Se rendre compte des faits n’est point de l’enfance. Il percevait des impressions à travers le grossissement de l’effroi, mais sans les lier dans son esprit et sans conclure. Il allait n’importe où ni comment; il courait avec l’angoisse et la difficulté du songe. Depuis près de trois heures qu’il était abandonné, sa marche en avant, tout en restant vague, avait changé de but; auparavant il était en quête, à présent il était en fuite. Il n’avait plus faim, ni froid; il avait peur. Un instinct avait remplacé l’autre. Échapper était maintenant toute sa pensée. Échapper à quoi? à tout. La vie lui apparaissait de toutes parts autour de lui comme une muraille horrible. S’il eût pu s’évader des choses, il l’eût fait.
Mais les enfants ne connaissent point ce bris de prison qu’on nomme le suicide.
Il courait.
Il courut ainsi un temps indéterminé. Mais l’haleine s’épuise, la peur s’épuise aussi.
Tout à coup, comme saisi d’un soudain accès d’énergie et d’intelligence, il s’arrêta, on eût dit qu’il avait honte de se sauver; il se roidit, frappa du pied, dressa résolument la tête, et se retourna.
Il n’y avait plus ni colline, ni gibet, ni vol de corbeaux.
Le brouillard avait repris possession de l’horizon.
L’enfant poursuivit son chemin.
Maintenant il ne courait plus, il marchait. Dire que cette rencontre d’un mort l’avait fait un homme, ce serait limiter l’impression multiple et confuse qu’il subissait. Il y avait dans cette impression beaucoup plus et beaucoup moins. Ce gibet, fort trouble dans ce rudiment de compréhension qui était sa pensée, restait pour lui une apparition. Seulement, une terreur domptée étant un affermissement, il se sentit plus fort. S’il eût été d’âge à se sonder, il eût trouvé en lui mille autres commencements de méditation, mais la réflexion des enfants est informe, et tout au plus sentent-ils l’arrière-goût amer de cette chose obscure pour eux que l’homme plus tard appelle l’indignation.
Ajoutons que l’enfant a ce don d’accepter très vite la fin d’une sensation. Les contours lointains et fuyants, qui font l’amplitude des choses douloureuses, lui échappent. L’enfant est défendu par sa limite, qui est la faiblesse, contre les émotions trop complexes. Il voit le fait, et peu de chose à côté. La difficulté de se contenter des idées partielles n’existe pas pour l’enfant. Le procès de la vie ne s’instruit que plus tard, quand l’expérience arrive avec son dossier. Alors il y a confrontation des groupes de faits rencontrés, l’intelligence renseignée et grandie compare, les souvenirs du jeune âge reparaissent sous les passions comme le palimpseste sous les ratures, ces souvenirs sont des points d’appui pour la logique, et ce qui était vision dans le cerveau de l’enfant devient syllogisme dans le cerveau de l’homme. Du reste l’expérience est diverse, et tourne bien ou mal selon les natures. Les bons mûrissent. Les mauvais pourrissent.
L’enfant avait bien couru un quart de lieue, et marché un autre quart de lieue. Tout à coup il sentit que son estomac le tiraillait. Une pensée, qui tout de suite éclipsa la hideuse apparition de la colline, lui vint violemment: manger. Il y a dans l’homme une bête, heureusement; elle le ramène à la réalité.
Mais quoi manger? mais où manger? mais comment manger?
Il tâta ses poches. Machinalement, car il savait bien qu’elles étaient vides.
Puis il hâta le pas. Sans savoir où il allait, il hâta le pas vers le logis possible.
Cette foi à l’auberge fait partie des racines de la providence dans l’homme.
Croire à un gîte, c’est croire en Dieu.
Du reste, dans cette plaine de neige, rien qui ressemblât à un toit.
L’enfant marchait, la lande continuait, nue à perte de vue.
Il n’y avait jamais eu sur ce plateau d’habitation humaine. C’est au bas de la falaise, dans des trous de roche,