L'homme qui rit. Victor Hugo

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L'homme qui rit - Victor  Hugo

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style="font-size:15px;">      Une arrivée impétueuse de flots assaillit l’ourque, et l’on sentit poindre cette danse effrayante par laquelle les navires accueillent la tempête.

      Le docteur se leva, s’approcha du fourneau, tout en opposant de savantes flexions de genou aux brusqueries de la houle, sécha, comme il put, au feu de la marmite les lignes qu’il venait d’écrire, replia le parchemin dans le portefeuille, et remit le portefeuille et l’écritoire dans sa poche.

      Le fourneau n’était pas la pièce la moins ingénieuse de l’aménagement intérieur de l’ourque; il était dans un bon isolement. Pourtant la marmite oscillait. Le provençal la surveillait.

      – Soupe aux poissons, dit-il.

      – Pour les poissons, répondit le docteur.

      Puis il retourna sur le pont.

      VI. ILS SE CROIENT AIDÉS

      A travers sa préoccupation croissante, le docteur passa une sorte de revue de la situation, et quelqu’un qui eût été près de lui eût pu entendre ceci sortir de ses lèvres:

      – Trop de roulis et pas assez de tangage.

      Et le docteur, rappelé par le travail obscur de son esprit, redescendit dans sa pensée comme un mineur dans son puits.

      Celte méditation n’excluait nullement l’observation de la mer. La mer observée est une rêverie.

      Le sombre supplice des eaux, éternellement tourmentées, allait commencer. Une lamentation sortait de toute cette onde. Des apprêts, confusément lugubres, se faisaient dans l’immensité. Le docteur considérait ce qu’il avait sous les yeux et ne perdait aucun détail. Du reste il n’y avait dans son regard aucune contemplation. On ne contemple pas l’enfer.

      Une vaste commotion, encore à demi latente, mais transparente déjà dans le trouble des étendues, accentuait et aggravait de plus en plus le vent, les vapeurs, les houles. Rien n’est logique et rien ne semble absurde comme l’océan. Cette dispersion de soi-même est inhérente à sa souveraineté, et est un des éléments de son ampleur. Le flot est sans cesse pour ou contre. Il ne se noue que pour se dénouer. Un de ses versants attaque, un autre délivre. Pas de vision comme les vagues. Comment peindre ces creux et ces reliefs alternants, réels peine, ces vallées, ces hamacs, ces évanouissements de poitrails, ces ébauches? Comment exprimer ces halliers de l’écume, mélangés de montagne et de songe? L’indescriptible est là, partout, dans la déchirure, dans le froncement, dans l’inquiétude, dans le démenti personnel, dans le clair-obscur, dans les pendentifs de la nuée, dans les clefs de voûtes toujours défaites, dans la désagrégation sans lacune et sans rupture, et dans le fracas funèbre que fait toute cette démence.

      La brise venait de se déclarer plein nord. Elle était tellement favorable dans sa violence, et si utile à l’éloignement de l’Angleterre, que le patron de la Matutina s’était décid couvrir la barque de toile. L’ourque s’évadait dans l’écume, comme au galop, toutes voiles hors, vent arrière, bondissant de vague en vague, avec rage et gaîté. Les fugitifs, ravis, riaient. Ils battaient des mains, applaudissant la houle, le flot, les souffles, les voiles, la vitesse, la fuite, l’avenir ignoré. Le docteur semblait ne pas les voir, et songeait.

      Tout vestige de jour s’était éclipsé.

      Cette minute-là était celle où l’enfant attentif sur les falaises lointaines perdit l’ourque de vue. Jusqu’à ce momoment son regard était resté fixé et comme appuyé sur le navire. Quelle part ce regard eut-il dans la destinée? Dans cet instant où la distance effaça l’ourque et où l’enfant ne vit plus rien, l’enfant s’en alla au nord pendant que le navire s’en allait au sud.

      Tous s’enfonçant dans la nuit.

      VII. HORREUR SACRÉE

      De leur côté, mais avec épanouissement et allégresse, ceux que l’ourque emportait regardaient derrière eux reculer et décroître la terre hostile. Peu à peu la rondeur obscure de l’océan montait amincissant dans le crépuscule Portland, Purbeck, Tineham, Kimmeridge, les deux Matravers, les longues bandes de la falaise brumeuse, et la côte ponctuée de phares.

      L’Angleterre s’effaça. Les fuyards n’eurent plus autour d’eux que la mer.

      Toul à coup la nuit fut terrible.

      Il n’y eut plus d’étendue ni d’espace; le ciel s’était fait noirceur, et il se referma sur le navire. La lente descente de la neige commença. Quelques flocons apparurent. On eût dit des âmes. Rien ne fut plus visible dans le champ de course du vent. On se sentit livré. Tout le possible était là, piégé.

      C’est par cette obscurité de caverne que débute dans nos climats la trombe polaire.

      Un grand nuage trouble, pareil au dessous d’une hydre, pesait sur l’océan, et par endroits ce ventre livide adhérait aux vagues. Quelques-unes de ces adhérences ressemblaient à des poches crevées, pompant la mer, se vidant de vapeur et s’emplissant d’eau. Ces succions soulevaient ça et là sur le flot des cônes d’écume.

      La tourmente boréale se précipita sur l’ourque, l’ourque se rua dedans. La rafale et le navire vinrent au-devant l’un de l’autre comme pour une insulte.

      Dans ce premier abordage forcené, pas une voile ne fut carguée, pas un foc ne fut amené, pas un ris ne fut pris, tant l’évasion est un délire. Le mât craquait et se ployait en arrière, comme effrayé.

      Les cyclones, dans notre hémisphère nord, tournent de gauche droite, dans le même sens que les aiguilles d’une montre, avec un mouvement de translation qui atteint quelquefois soixante milles par heure. Quoiqu’elle fût en plein à la merci de celte violente poussée giratoire, l’ourque se comportait comme si elle eût ét dans le demi-cercle maniable, sans autre précaution que de se tenir debout à la lame, et de présenter le cap au vent antérieur en recevant le vent actuel à tribord afin d’éviter les coups d’arrière et de travers. Cette demi-prudence n’eût servi de rien en cas d’une saute de vent de bout en bout.

      Une profonde rumeur soufflait dans la région inaccessible.

      Le rugissement de l’abîme, rien n’est comparable a cela. C’est l’immense voix bestiale du monde. Ce que nous appelons la matière, cet organisme insondable, cet amalgame d’énergies incommensurables où parfois on distingue une quantit imperceptible d’intention qui fait frissonner, ce cosmos aveugle et nocturne, ce Pan incompréhensible, a un cri, cri étrange, prolongé, obstiné, continu, qui est moins que la parole et plus que le tonnerre. Ce cri, c’est l’ouragan. Les autres voix, chants, mélodies, clameurs, verbes, sortent des nids, des couvées, des accouplements, des hyménées, des demeures; celle-ci, trombe, sort de ce Rien qui est Tout. Les autres voix expriment l’âme de l’univers; celle-ci en exprime le monstre. C’est l’informe, hurlant. C’est l’inarticulé parlé par l’indéfini. Chose pathétique et terrifiante. Ces rumeurs dialoguent au-dessus et au delà de l’homme. Elles s’élèvent, s’abaissent, ondulent, déterminent des flots de bruit, font toutes sortes de surprises farouches à l’esprit, tantôt éclatent tout près de notre oreille avec une importunité de fanfare, tantôt ont l’enrouement rauque du lointain; brouhaha vertigineux qui ressemble à un langage, et qui est un langage en effet; c’est l’effort que fait le monde pour parler, c’est le bégaiement du prodige. Dans ce vagissement se manifeste confusément tout ce qu’endure, subit, souffre, accepte et rejette l’énorme palpitation ténébreuse. Le plus souvent, cela déraisonne,

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