Les trois mousquetaires. Alexandre Dumas
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Porthos habitait un appartement très vaste et d’une très somptueuse apparence, rue du Vieux-Colombier. Chaque fois qu’il passait avec quelque ami devant ses fenêtres, à l’une desquelles Mousqueton se tenait toujours en grande livrée, Porthos levait la tête et la main, et disait : Voilà ma demeure ! Mais jamais on ne le trouvait chez lui, jamais il n’invitait personne à y monter, et nul ne pouvait se faire une idée de ce que cette somptueuse apparence renfermait de richesses réelles.
Quant à Aramis, il habitait un petit logement composé d’un boudoir, d’une salle à manger et d’une chambre à coucher, laquelle chambre, située comme le reste de l’appartement au rez-de-chaussée, donnait sur un petit jardin frais, vert, ombreux et impénétrable aux yeux du voisinage.
Quant à d’Artagnan, nous savons comment il était logé, et nous avons déjà fait connaissance avec son laquais, maître Planchet.
D’Artagnan, qui était fort curieux de sa nature, comme sont les gens, du reste, qui ont le génie de l’intrigue, fit tous ses efforts pour savoir ce qu’étaient au juste Athos, Porthos et Aramis ; car, sous ces noms de guerre, chacun des jeunes gens cachait son nom de gentilhomme, Athos surtout, qui sentait son grand seigneur d’une lieue. Il s’adressa donc à Porthos pour avoir des renseignements sur Athos et Aramis, et à Aramis pour connaître Porthos.
Malheureusement, Porthos lui-même ne savait de la vie de son silencieux camarade que ce qui en avait transpiré. On disait qu’il avait eu de grands malheurs dans ses affaires amoureuses, et qu’une affreuse trahison avait empoisonné à jamais la vie de ce galant homme. Quelle était cette trahison ? Tout le monde l’ignorait.
Quant à Porthos, excepté son véritable nom, que M. de Tréville savait seul, ainsi que celui de ses deux camarades, sa vie était facile à connaître. Vaniteux et indiscret, on voyait à travers lui comme à travers un cristal. La seule chose qui eût pu égarer l’investigateur eût été que l’on eût cru tout le bien qu’il disait de lui.
Quant à Aramis, tout en ayant l’air de n’avoir aucun secret, c’était un garçon tout confit de mystères, répondant peu aux questions qu’on lui faisait sur les autres, et éludant celles que l’on faisait sur lui-même. Un jour, d’Artagnan, après l’avoir longtemps interrogé sur Porthos et en avoir appris ce bruit qui courait de la bonne fortune du mousquetaire avec une princesse, voulut savoir aussi à quoi s’en tenir sur les aventures amoureuses de son interlocuteur.
«Et vous, mon cher compagnon, lui dit-il, vous qui parlez des baronnes, des comtesses et des princesses des autres ?
– Pardon, interrompit Aramis, j’ai parlé parce que Porthos en parle lui-même, parce qu’il a crié toutes ces belles choses devant moi. Mais croyez bien, mon cher monsieur d’Artagnan, que si je les tenais d’une autre source ou qu’il me les eût confiées, il n’y aurait pas eu de confesseur plus discret que moi.
– Je n’en doute pas, reprit d’Artagnan ; mais enfin, il me semble que vous-même vous êtes assez familier avec les armoiries, témoin certain mouchoir brodé auquel je dois l’honneur de votre connaissance.»
Aramis, cette fois, ne se fâcha point, mais il prit son air le plus modeste et répondit affectueusement :
«Mon cher, n’oubliez pas que je veux être Église, et que je fuis toutes les occasions mondaines. Ce mouchoir que vous avez vu ne m’avait point été confié, mais il avait été oublié chez moi par un de mes amis. J’ai dû le recueillir pour ne pas les compromettre, lui et la dame qu’il aime. Quant à moi, je n’ai point et ne veux point avoir de maîtresse, suivant en cela l’exemple très judicieux d’Athos, qui n’en a pas plus que moi.
– Mais, que diable ! vous n’êtes pas abbé, puisque vous êtes mousquetaire.
– Mousquetaire par intérim, mon cher, comme dit le cardinal, mousquetaire contre mon gré, mais homme Église dans le coeur, croyez-moi. Athos et Porthos m’ont fourré là-dedans pour m’occuper : j’ai eu, au moment d’être ordonné, une petite difficulté avec… Mais cela ne vous intéresse guère, et je vous prends un temps précieux.
– Point du tout, cela m’intéresse fort, s’écria d’Artagnan, et je n’ai pour le moment absolument rien à faire.
– Oui, mais moi j’ai mon bréviaire à dire, répondit Aramis, puis quelques vers à composer que m’a demandés Mme d’Aiguillon ; ensuite je dois passer rue Saint-Honoré afin d’acheter du rouge pour Mme de Chevreuse. Vous voyez, mon cher ami, que si rien ne vous presse, je suis très pressé, moi.»
Et Aramis tendit affectueusement la main à son compagnon, et prit congé de lui.
D’Artagnan ne put, quelque peine qu’il se donnât, en savoir davantage sur ses trois nouveaux amis. Il prit donc son parti de croire dans le présent tout ce qu’on disait de leur passé, espérant des révélations plus sûres et plus étendues de l’avenir. En attendant, il considéra Athos comme un Achille, Porthos comme un Ajax, et Aramis comme un Joseph.
Au reste, la vie des quatre jeunes gens était joyeuse : Athos jouait, et toujours malheureusement. Cependant il n’empruntait jamais un sou à ses amis, quoique sa bourse fût sans cesse à leur service, et lorsqu’il avait joué sur parole, il faisait toujours réveiller son créancier à six heures du matin pour lui payer sa dette de la veille.
Porthos avait des fougues : ces jours-là, s’il gagnait, on le voyait insolent et splendide ; s’il perdait, il disparaissait complètement pendant quelques jours, après lesquels il reparaissait le visage blême et la mine allongée, mais avec de l’argent dans ses poches.
Quant à Aramis, il ne jouait jamais. C’était bien le plus mauvais mousquetaire et le plus méchant convive qui se pût voir… Il avait toujours besoin de travailler. Quelquefois au milieu d’un dîner, quand chacun, dans l’entraînement du vin et dans la chaleur de la conversation, croyait que l’on en avait encore pour deux ou trois heures à rester à table, Aramis regardait sa montre, se levait avec un gracieux sourire et prenait congé de la société, pour aller, disait-il, consulter un casuiste avec lequel il avait rendez-vous. D’autres fois, il retournait à son logis pour écrire une thèse, et priait ses amis de ne pas le distraire.
Cependant Athos souriait de ce charmant sourire mélancolique, si bien séant à sa noble figure, et Porthos buvait en jurant qu’Aramis ne serait jamais qu’un curé de village.
Planchet, le valet de d’Artagnan, supporta noblement la bonne fortune ; il recevait trente sous par jour, et pendant un mois il revenait au logis gai comme pinson et affable envers son maître. Quand le vent de l’adversité commença à souffler sur le ménage de la rue des Fossoyeurs, c’est-à-dire quand les quarante pistoles du roi Louis XIII furent mangées ou à peu près, il commença des plaintes qu’Athos trouva nauséabondes, Porthos indécentes, et Aramis ridicules. Athos conseilla donc à d’Artagnan de congédier le drôle, Porthos voulait qu’on le bâtonnât auparavant, et Aramis prétendit qu’un maître ne devait entendre que les compliments qu’on fait de lui.
«Cela vous est bien aisé à dire, reprit d’Artagnan : à vous, Athos, qui vivez muet avec Grimaud, qui lui défendez de parler, et qui, par conséquent, n’avez jamais de mauvaises paroles avec lui ; à vous, Porthos, qui menez un train magnifique et qui êtes un dieu pour votre valet Mousqueton ; à vous enfin, Aramis, qui, toujours distrait par vos études théologiques, inspirez un profond respect à votre serviteur Bazin, homme doux et religieux ; mais moi qui suis sans consistance et sans ressources, moi qui ne suis pas mousquetaire ni même garde, moi, que ferai-je pour inspirer de l’affection, de la terreur ou du respect à Planchet ?