Les trois mousquetaires. Alexandre Dumas
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Pendant que d’Artagnan courait les rues et frappait aux portes, Aramis avait rejoint ses deux compagnons, de sorte qu’en revenant chez lui, d’Artagnan trouva la réunion au grand complet.
«Eh bien ? dirent ensemble les trois mousquetaires en voyant entrer d’Artagnan, la sueur sur le front et la figure bouleversée par la colère.
– Eh bien, s’écria celui-ci en jetant son épée sur le lit, il faut que cet homme soit le diable en personne ; il a disparu comme un fantôme, comme une ombre, comme un spectre.
– Croyez-vous aux apparitions ? demanda Athos à Porthos.
– Moi, je ne crois que ce que j’ai vu, et comme je n’ai jamais vu d’apparitions, je n’y crois pas.
– La Bible, dit Aramis, nous fait une loi d’y croire : l’ombre de Samuel apparut à Saül, et c’est un article de foi que je serais fâché de voir mettre en doute, Porthos.
– Dans tous les cas, homme ou diable, corps ou ombre, illusion ou réalité, cet homme est né pour ma damnation, car sa fuite nous fait manquer une affaire superbe, messieurs, une affaire dans laquelle il y avait cent pistoles et peut-être plus à gagner.
– Comment cela ?» dirent à la fois Porthos et Aramis.
Quant à Athos, fidèle à son système de mutisme, il se contenta d’interroger d’Artagnan du regard.
«Planchet, dit d’Artagnan à son domestique, qui passait en ce moment la tête par la porte entrebâillée pour tâcher de surprendre quelques bribes de la conversation, descendez chez mon propriétaire, M. Bonacieux, et dites-lui de nous envoyer une demi-douzaine de bouteilles de vin de Beaugency : c’est celui que je préfère.
– Ah çà, mais vous avez donc crédit ouvert chez votre propriétaire ? demanda Porthos.
– Oui, répondit d’Artagnan, à compter d’aujourd’hui, et soyez tranquilles, si son vin est mauvais, nous lui en enverrons quérir d’autre.
– Il faut user et non abuser, dit sentencieusement Aramis.
– J’ai toujours dit que d’Artagnan était la forte tête de nous quatre, fit Athos, qui, après avoir émis cette opinion à laquelle d’Artagnan répondit par un salut, retomba aussitôt dans son silence accoutumé.
– Mais enfin, voyons, qu’y a-t-il ? demanda Porthos.
– Oui, dit Aramis, confiez-nous cela, mon cher ami, à moins que l’honneur de quelque dame ne se trouve intéressé à cette confidence, à ce quel cas vous feriez mieux de la garder pour vous.
– Soyez tranquilles, répondit d’Artagnan, l’honneur de personne n’aura à se plaindre de ce que j’ai à vous dire.»
Et alors il raconta mot à mot à ses amis ce qui venait de se passer entre lui et son hôte, et comment l’homme qui avait enlevé la femme du digne propriétaire était le même avec lequel il avait eu maille à partir à l’hôtellerie du Franc Meunier.
«Votre affaire n’est pas mauvaise, dit Athos après avoir goûté le vin en connaisseur et indiqué d’un signe de tête qu’il le trouvait bon, et l’on pourra tirer de ce brave homme cinquante à soixante pistoles. Maintenant, reste à savoir si cinquante à soixante pistoles valent la peine de risquer quatre têtes.
– Mais faites attention, s’écria d’Artagnan qu’il y a une femme dans cette affaire, une femme enlevée, une femme qu’on menace sans doute, qu’on torture peut-être, et tout cela parce qu’elle est fidèle à sa maîtresse !
– Prenez garde, d’Artagnan, prenez garde, dit Aramis, vous vous échauffez un peu trop, à mon avis, sur le sort de Mme Bonacieux. La femme a été créée pour notre perte, et c’est d’elle que nous viennent toutes nos misères.»
Athos, à cette sentence d’Aramis, fronça le sourcil et se mordit les lèvres.
«Ce n’est point de Mme Bonacieux que je m’inquiète, s’écria d’Artagnan, mais de la reine, que le roi abandonne, que le cardinal persécute, et qui voit tomber, les unes après les autres, les têtes de tous ses amis.
– Pourquoi aime-t-elle ce que nous détestons le plus au monde, les Espagnols et les Anglais ?
– L’Espagne est sa patrie, répondit d’Artagnan, et il est tout simple qu’elle aime les Espagnols, qui sont enfants de la même terre qu’elle. Quant au second reproche que vous lui faites, j’ai entendu dire qu’elle aimait non pas les Anglais, mais un Anglais.
– Eh ! ma foi, dit Athos, il faut avouer que cet Anglais était bien digne d’être aimé. Je n’ai jamais vu un plus grand air que le sien.
– Sans compter qu’il s’habille comme personne, dit Porthos. J’étais au Louvre le jour où il a semé ses perles, et pardieu ! j’en ai ramassé deux que j’ai bien vendues dix pistoles pièce. Et toi, Aramis, le connais-tu ?
– Aussi bien que vous, messieurs, car j’étais de ceux qui l’ont arrêté dans le jardin d’Amiens, où m’avait introduit M. de Putange, l’écuyer de la reine. J’étais au séminaire à cette époque, et l’aventure me parut cruelle pour le roi.
– Ce qui ne m’empêcherait pas, dit d’Artagnan, si je savais où est le duc de Buckingham, de le prendre par la main et de le conduire près de la reine, ne fût-ce que pour faire engager M. le cardinal ; car notre véritable, notre seul, notre éternel ennemi, messieurs, c’est le cardinal, et si nous pouvions trouver moyen de lui jouer quelque tour bien cruel, j’avoue que j’y engagerais volontiers ma tête.
– Et, reprit Athos, le mercier vous a dit, d’Artagnan, que la reine pensait qu’on avait fait venir Buckingham sur un faux avis ?
– Elle en a peur.
– Attendez donc, dit Aramis.
– Quoi ? demanda Porthos.
– Allez toujours, je cherche à me rappeler des circonstances.
– Et maintenant je suis convaincu, dit d’Artagnan, que l’enlèvement de cette femme de la reine se rattache aux événements dont nous parlons, et peut-être à la présence de M. de Buckingham à Paris.
– Le Gascon est plein d’idées, dit Porthos avec admiration.
– J’aime beaucoup l’entendre parler, dit Athos, son patois m’amuse.
– Messieurs, reprit Aramis, écoutez ceci.
– Écoutons Aramis, dirent les trois amis.
– Hier je me trouvais chez un savant docteur en théologie que je consulte quelquefois pour mes études…»
Athos sourit.
«Il habite un quartier désert, continua Aramis : ses goûts, sa profession l’exigent. Or, au moment où je sortais de chez lui…»
Ici Aramis s’arrêta.
«Eh bien ? demandèrent ses auditeurs, au moment où vous sortiez de chez lui ?»
Aramis