Le pouce crochu. Fortuné du Boisgobey
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Читать онлайн книгу Le pouce crochu - Fortuné du Boisgobey страница 15
– Elles apparaissent surtout quand tu as bu.
– Et quand j’ai gagné au baccarat… mais tu n’as qu’à me mettre à l’épreuve…
– Tiens! le voilà ton idéal, répliqua Gémozac, impatienté par ces propos d’ivrogne.
– Cette femme qui vient d’entrer?… hé! hé! je ne dis pas non. Elle est superbe… et puis elle a un type étrange.
L’idéal en question était une grande diablesse bien plantée, qui ne ressemblait pas du tout aux créatures attablées sur la terrasse. Celles-là, brunes ou blondes, étaient toutes bâties sur le même modèle et habillées à peu près de la même façon. Qui en a vu une en a vu cent. C’est un troupeau de brebis… égarées. La nouvelle venue portait une toilette bizarre, qu’aucune couturière en renom n’aurait voulu signer et qu’elle avait dû inventer tout exprès pour se faire remarquer. Ses cheveux étaient roux, de ce roux vénitien qu’affectionnaient les maîtres du seizième siècle. Ses yeux brillaient comme deux diamants noirs et ses lèvres ne souriaient pas. Avec son grand chapeau à bords tailladés et sa robe à demi décolletée, elle avait l’air d’un Velasquez détaché de son cadre.
Son entrée avait fait sensation. Les cocodès ricanaient; leurs aimables compagnes chuchotaient. Évidemment, personne, parmi les habitués de la terrasse, ne connaissait cette femme qui cependant ne devait pas être une débutante, car elle ne paraissait pas timide. Elle regardait dédaigneusement l’assistance et elle restait là, coudoyée à chaque instant par les garçons qui allaient et venaient du couloir à la terrasse.
Fresnay ne manqua pas cette occasion de prouver à son ami que les aventures excentriques ne l’effrayaient pas. Il se leva, aborda carrément la dame et lui dit sans préambule:
– Vous cherchez une place… il y en a une à notre table…
– Non… je cherche quelqu’un, répondit-elle froidement.
– Quelqu’un qui vous fait poser, puisqu’il n’est pas là. Dînez avec nous.
– Merci… j’ai dîné, mais je veux bien m’asseoir.
Sur quoi, Fresnay lui prit galamment la main et la conduisit à la chaise qu’il venait de quitter et qu’elle occupa sans se faire prier.
Gémozac se serait bien passé de la compagnie que son camarade lui amenait, et cependant sa curiosité s’éveillait. Il se disait:
– Où donc ai-je vu cette figure-là?
Mais il avait beau regarder attentivement cette rousse aux yeux noirs, il ne parvenait pas à se rappeler dans quelles circonstances il l’avait rencontrée. C’était chez lui un souvenir confus. Peut-être même était-il dupe d’une ressemblance. La taille, le teint, les traits, il croyait les reconnaître, mais il y avait dans l’ensemble quelque chose qui le déroutait.
Fresnay, enchanté de sa trouvaille, prenait déjà des airs triomphants. Il se rengorgeait, il avait mis ses pouces dans les entournures de son gilet, et il se balançait sur sa chaise en lorgnant l’étrange personne à côté de laquelle il était assis. Il semblait dire aux gens: c’est moi qui ai fait cette conquête, et je vous en souhaite une pareille.
La dame ne lui rendait pas ses œillades et ne desserrait pas les dents. Elle ne paraissait même pas s’apercevoir qu’elle était attablée avec deux messieurs qui valaient pourtant bien la peine qu’elle s’occupât d’eux, car Gémozac était très joli garçon et Alfred de Fresnay était ce qu’on appelle dans le monde gai: pourri de chic. Elle ne voyait que la scène, étincelante de lumières et émaillée de demoiselles très décolletées qui n’étaient là que pour la montre. Cette contemplation l’absorbait à ce point qu’elle ne remarquait pas les manèges de son voisin.
– Avouez, dit Fresnay en goguenardant, que vous êtes venue pour entendre Chaillié, le petit bossu. Toutes les femmes le gobent.
– Je ne le connais pas, répliqua dédaigneusement la rousse.
– C’est donc la première fois que vous venez aux Ambassadeurs?
– Oui. Qu’est-ce que c’est que ces dames, assises en rond là-bas… sur les planches… est-ce qu’elles vont chanter?
– Jamais de la vie. Ce sont de simples figurantes.
– Pourquoi les a-t-on habillées l’une en bleu, l’autre en rouge, l’autre en jaune, l’autre en vert?… On dirait une nichée de perroquets.
– Absolument. Madame a le mot juste. Madame serait-elle artiste dramatique?… non… artiste lyrique, peut-être?
– Pas artiste du tout. Étrangère.
– Ça ne m’étonne pas. Les Françaises n’ont pas des yeux et des cheveux comme les vôtres. Vous devez être Espagnole.
– Non, je suis Hongroise.
– Ça revient au même. Votre nationalité ne vous empêchera pas d’accepter un verre de Champagne?
– Je veux bien. J’ai soif.
Fresnay s’empressa de remplir un verre mousseline.
– Non, dit la dame, pas là-dedans. J’aime mieux une coupe.
– Je vais en demander une au garçon.
– Pas la peine: Je me servirai de celle-ci.
Et s’emparant de la coupe pleine que Julien avait devant lui, elle la vida d’un trait.
Le procédé était familier, mais si mal disposé qu’il fût, Julien ne pouvait guère se fâcher. Il s’inclina même pour remercier l’étrangère de l’honneur inattendu qu’elle lui faisait, et elle lui rendit un sourire engageant.
Ces façons commençaient à l’intriguer et il s’efforça de plus belle de ressaisir un souvenir qui lui échappait, le souvenir d’une rencontre avec cette énigmatique personne. Il n’y réussit pas davantage, mais il resta convaincu qu’il l’avait déjà vue quelque part, et il risqua une question:
– Puis-je vous demander, madame, depuis combien de temps vous êtes à Paris? Je ne suis jamais allé en Hongrie et cependant je m’imagine que votre visage ne m’est pas inconnu.
– C’est possible. Je suis arrivée la semaine dernière, mais je vais partout… je veux tout voir.
– Seule? dit Fresnay en clignant de l’œil.
– Oui, monsieur. Je me passe fort bien de protecteur, car je ne crains personne.
– Alors,