Le pouce crochu. Fortuné du Boisgobey

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Le pouce crochu - Fortuné du Boisgobey

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curieuse. Ce ne sont pas les monuments qui m’intéressent. Je veux découvrir le Paris inconnu dont j’ai lu tant de descriptions dans les romans français… les bouges… les assommoirs…

      – Et vous commencez ce soir par un café-concert. C’est parfait, chère madame. Mais il y a mieux et je suis en mesure de vous mener dans les bons endroits. Je serai donc votre guide, si vous le permettez, et je vous garantis que vous n’en trouverez pas de meilleur.

      – Merci. J’en ai un.

      – Qui ça? Un interprète qu’on vous a fourni à l’hôtel où vous êtes descendue?… un domestique de place à dix francs par jour? Il vous fera visiter la Monnaie, les Halles et les Abattoirs… tandis qu’un vieux Parisien comme moi vous montrera ce que les étrangers ne voient jamais.

      – Vous n’y êtes pas, monsieur; mon guide n’est pas à mes gages. C’est un de mes compatriotes qui habite votre pays depuis dix ans et qui a été l’ami de mon père. Il s’est mis à ma disposition et nous sortons ensemble tous les jours. Ce soir, je pensais le trouver ici… il m’avait dit qu’il y dînerait.

      – Et il vous a manqué de parole. C’est impardonnable. Mais vous n’y perdrez rien, car je le remplacerai avantageusement. Où faut-il vous conduire après le concert? Parlez! ne vous gênez pas! Désirez-vous voir la bibine du père Lunette?… La cité du Soleil?… vulgairement appelée le Petit-Mazas… voulez-vous souper au tombeau des lapins, le restaurant préféré de messieurs les chiffonniers?

      – Tout cela doit être très intéressant, mais ce que j’ambitionne, c’est d’assister à une chasse à l’homme… des policiers traquant un assassin… comme dans les livres de Gaboriau.

      – Cette femme est folle, pensa Julien.

      – Je comprends ce désir, répondit imperturbablement Fresnay. Seulement, ces expéditions-là ne se font pas à jour fixe. Et d’abord, vous qui possédez si bien notre langue, vous devez connaître le proverbe: pour faire un civet, il faut un lièvre. Et les assassins, fort heureusement, sont plus rares que les lièvres.

      – On ne s’en douterait pas, quand on lit vos journaux. Il n’y a pas de jour où ils ne racontent un crime nouveau. Le lendemain de mon arrivée à Paris, ils ne parlaient que de l’assassinat du boulevard… je ne me rappelle plus le nom… Ah! du boulevard Voltaire…

      – En effet, c’est tout récent… et c’est une affaire très curieuse…

      Julien allongea sous la table un coup de pied à Fresnay, qui reprit sans se déconcerter:

      – Je vous étonnerais bien, chère madame, si je vous disais que j’y ai été mêlé… et mon ami aussi…

      – Vous, monsieur! s’écria la dame en regardant Gémozac, qui aurait volontiers battu son camarade.

      Fresnay se chargea de répondre.

      – Mon Dieu, oui, dit-il, mon ami, Julien Gémozac, que j’ai l’honneur de vous présenter, a découvert le cadavre. Nous nous trouvions là, par hasard… et, ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que Julien connaît beaucoup la fille du malheureux qu’on a étranglé.

      – C’est vrai, murmura l’inconnue, le journal a dit qu’il avait une fille.

      – Une très jolie personne, ma foi! et toute jeune.

      – Ah! que je la plains! je sais ce que c’est que de rester orpheline à l’âge où l’on entre dans la vie! J’avais seize ans quand j’ai perdu mon père… et encore, moi, à sa mort, j’ai hérité d’une grande fortune, tandis que cette pauvre enfant se trouve sans doute dans la misère…

      – Oh! quant à cela, rassurez-vous, chère madame. Elle est riche.

      – Vraiment? demanda l’étrangère avec une vivacité qui surprit beaucoup Gémozac.

      – Oui, répondit Fresnay, elle est très riche, et pourtant le père n’avait pas le sou. Il s’est trouvé qu’il avait inventé je ne sais quel appareil pour les machines à vapeur et que cette invention rapportera énormément d’argent à sa fille. Julien vous expliquera cela beaucoup mieux que moi, car son père était l’associé du défunt… il est maintenant l’associé de l’orpheline…

      – Finiras-tu cette conversation stupide? s’écria Julien, exaspéré par les bavardages intempestifs de son malencontreux camarade, qui semblait prendre à tâche de l’irriter en parlant de mademoiselle Monistrol à une inconnue très suspecte.

      – Pardonnez moi, monsieur, dit doucement cette singulière créature Je vous ai affligé, sans le vouloir, en interrogeant votre ami sur une personne à laquelle vous vous intéressez. Je regrette beaucoup de vous avoir fait de la peine. J’ai eu tort aussi de m’asseoir à votre table, car vous avez dû me juger fort mal. C’est la faute de mon caractère et de l’éducation que j’ai reçue. Je suis accoutumée à ne jamais me contraindre et à ne mesurer ni la portée de mes paroles, ni la portée de mes actes. Mais je vous supplie de ne pas me prendre pour une aventurière. Je suis la veuve du comte de Lugos. J’habite au Grand-Hôtel, jusqu’à ce que j’aie trouvé une installation plus convenable, et, si vous voulez bien venir m’y voir, j’espère que vous changerez d’opinion sur mon compte. Je vous présenterai mon compatriote, M. Tergowitz, que j’espérais rencontrer ici, ce soir.

      – Et moi, s’écria Fresnay, est-ce que vous me fermerez votre porte?

      – Non, monsieur, car j’espère que vous allez me dire votre nom.

      – C’est juste. Je vous ai présenté mon ami Gémozac, et comme il ne me paraît pas disposé à me rendre la pareille, je vais me présenter moi-même… Alfred, baron de Fresnay, vingt-neuf ans, orphelin, célibataire et propriétaire en Anjou… À nous deux, Julien et moi nous représentons la noblesse et le tiers-état… mais je troquerais volontiers les revenus de ma baronnie contre les millions du père Gémozac, qui reviendront un jour à son fils unique, ici présent.

      – Il me suffit de savoir que j’ai affaire à deux gentlemen. Je serais charmée, messieurs, de vous recevoir; mais je doute que vous gardiez le souvenir d’une rencontre due au hasard…

      – Je vous prouverai le contraire, et bientôt, dit chaleureusement Fresnay, qui s’emballait de plus en plus sur la belle aux cheveux roux.

      Julien ne dit mot. Il ne croyait pas aux beaux discours de la dame, et cette soi-disant comtesse hongroise lui faisait de plus en plus l’effet d’être tout simplement une intrigante. Il commençait même à soupçonner qu’elle avait ses raisons pour s’adresser à eux, et il maudissait l’indiscrétion d’Alfred, qui s’amusait à la renseigner, et qui ne paraissait pas disposé à s’arrêter en si beau chemin.

      – Du reste, reprit cet incorrigible bavard, je compte, chère madame, que nous allons vous offrir, dès ce soir, une excursion intéressante. Après le concert, je vous montrerai, si vous le permettez, un des coins les plus bizarres du Paris nocturne.

      – En attendant, dit l’étrangère sans se prononcer, je vous prie de me laisser jouir d’un spectacle tout nouveau pour moi. Est-ce qu’on ne chantera plus? Les dames de toutes couleurs s’en vont… et la scène reste vide.

      – Elles reviendront, mais nous allons d’abord avaler des exercices de trapèze qui ne vous amuseront guère.

      – Pardon!

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