L'île mystérieuse. Jules Verne
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Nab, c’était le dévouement personnifié. Adroit, intelligent, infatigable, robuste, d’une santé de fer, il s’entendait quelque peu au travail de la forge et ne pouvait qu’être très utile à la colonie.
Quant à Pencroff, il avait été marin sur tous les océans, charpentier dans les chantiers de construction de Brooklyn, aide-tailleur sur les bâtiments de l’état, jardinier, cultivateur, pendant ses congés, etc., et comme les gens de mer, propre à tout, il savait tout faire.
Il eût été véritablement difficile de réunir cinq hommes plus propres à lutter contre le sort, plus assurés d’en triompher.
«Par le commencement», avait dit Cyrus Smith. Or, ce commencement dont parlait l’ingénieur, c’était la construction d’un appareil qui pût servir à transformer les substances naturelles. On sait le rôle que joue la chaleur dans ces transformations. Or, le combustible, bois ou charbon de terre, était immédiatement utilisable. Il s’agissait donc de bâtir un four pour l’utiliser.
«À quoi servira ce four? demanda Pencroff.
– À fabriquer la poterie dont nous avons besoin, répondit Cyrus Smith.
– Et avec quoi ferons-nous le four?
– Avec des briques.
– Et les briques?
– Avec de l’argile. En route, mes amis. Pour éviter les transports, nous établirons notre atelier au lieu même de production. Nab apportera des provisions, et le feu ne manquera pas pour la cuisson des aliments.
– Non, répondit le reporter, mais si les aliments viennent à manquer, faute d’instruments de chasse!
– Ah! si nous avions seulement un couteau! s’écria le marin.
– Eh bien? demanda Cyrus Smith.
– Eh bien! j’aurais vite fait de fabriquer un arc et des flèches, et le gibier abonderait à l’office!
– Oui, un couteau, une lame tranchante…» dit l’ingénieur, comme s’il se fût parlé à lui-même.
En ce moment, ses regards se portèrent vers Top, qui allait et venait sur le rivage.
Soudain, le regard de Cyrus Smith s’anima.
«Top, ici!» dit-il.
Le chien accourut à l’appel de son maître. Celui-ci prit la tête de Top entre ses mains, et, détachant le collier que l’animal portait au cou, il le rompit en deux parties, en disant: «Voilà deux couteaux, Pencroff!» Deux hurrahs du marin lui répondirent. Le collier de Top était fait d’une mince lame d’acier trempé. Il suffisait donc de l’affûter d’abord sur une pierre de grès, de manière à mettre au vif l’angle du tranchant, puis d’enlever le morfil sur un grès plus fin. Or, ce genre de roche arénacée se rencontrait abondamment sur la grève, et, deux heures après, l’outillage de la colonie se composait de deux lames tranchantes qu’il avait été facile d’emmancher dans une poignée solide.
La conquête de ce premier outil fut saluée comme un triomphe. Conquête précieuse, en effet, et qui venait à propos.
On partit. L’intention de Cyrus Smith était de retourner à la rive occidentale du lac, là où il avait remarqué la veille cette terre argileuse dont il possédait un échantillon. On prit donc par la berge de la Mercy, on traversa le plateau de Grande-vue, et, après une marche de cinq milles au plus, on arrivait à une clairière située à deux cents pas du lac Grant.
Chemin faisant, Harbert avait découvert un arbre dont les Indiens de l’Amérique méridionale emploient les branches à fabriquer leurs arcs. C’était le «crejimba», de la famille des palmiers, qui ne porte pas de fruits comestibles. Des branches longues et droites furent coupées, effeuillées, taillées, plus fortes en leur milieu, plus faibles à leurs extrémités, et il n’y avait plus qu’à trouver une plante propre à former la corde de l’arc. Ce fut une espèce appartenant à la famille des malvacées, un «hibiscus heterophyllus», qui fournit des fibres d’une ténacité remarquable, qu’on eût pu comparer à des tendons d’animaux.
Pencroff obtint ainsi des arcs d’une assez grande puissance, auxquels il ne manquait plus que les flèches. Celles-ci étaient faciles à faire avec des branches droites et rigides, sans nodosités, mais la pointe qui devait les armer, c’est-à-dire une substance propre à remplacer le fer, ne devait pas se rencontrer si aisément. Mais Pencroff se dit qu’ayant fourni, lui, sa part dans le travail, le hasard ferait le reste.
Les colons étaient arrivés sur le terrain reconnu la veille. Il se composait de cette argile figuline qui sert à confectionner les briques et les tuiles, argile, par conséquent, très convenable pour l’opération qu’il s’agissait de mener à bien. La main-d’œuvre ne présentait aucune difficulté. Il suffisait de dégraisser cette figuline avec du sable, de mouler les briques et de les cuire à la chaleur d’un feu de bois.
Ordinairement, les briques sont tassées dans des moules, mais l’ingénieur se contenta de les fabriquer à la main. Toute la journée et la suivante furent employées à ce travail. L’argile, imbibée d’eau, corroyée ensuite avec les pieds et les poignets des manipulateurs, fut divisée en prismes d’égale grandeur. Un ouvrier exercé peut confectionner, sans machine, jusqu’à dix mille briques par douze heures; mais dans leurs deux journées de travail, les cinq briquetiers de l’île Lincoln n’en fabriquèrent pas plus de trois mille, qui furent rangées les unes près des autres, jusqu’au moment où leur complète dessiccation permettrait d’en opérer la cuisson, c’est-à-dire dans trois ou quatre jours.
Ce fut dans la journée du 2 avril que Cyrus Smith s’occupa de fixer l’orientation de l’île.
La veille, il avait noté exactement l’heure à laquelle le soleil avait disparu sous l’horizon, en tenant compte de la réfraction. Ce matin-là, il releva non moins exactement l’heure à laquelle il reparut. Entre ce coucher et ce lever, douze heures vingt-quatre minutes s’étaient écoulées. Donc, six heures douze minutes après son lever, le soleil, ce jour-là, passerait exactement au méridien, et le point du ciel qu’il occuperait à ce moment serait le nord.
À l’heure dite, Cyrus releva ce point, et, en mettant l’un par l’autre avec le soleil deux arbres qui devaient lui servir de repères, il obtint ainsi une méridienne invariable pour ses opérations ultérieures.
Pendant les deux jours qui précédèrent la cuisson des briques, on s’occupa de s’approvisionner de combustible. Des branches furent coupées autour de la clairière, et l’on ramassa tout le bois tombé sous les arbres. Cela ne se fit pas sans que l’on chassât un peu dans les environs, d’autant mieux que Pencroff possédait maintenant quelques douzaines de flèches armées de pointes très acérées. C’était Top qui avait fourni ces pointes, en rapportant un porc-épic, assez médiocre comme gibier, mais d’une incontestable valeur, grâce aux piquants dont il était hérissé. Ces piquants furent ajustés solidement à l’extrémité des flèches, dont la direction fut assurée par un empennage de plumes de kakatoès. Le reporter et Harbert devinrent promptement de très adroits tireurs d’arc. Aussi, le gibier de poil et de plume abonda-t-il aux Cheminées, cabiais, pigeons, agoutis, coqs de bruyère, etc. La plupart de ces animaux furent tués dans la partie de la forêt située sur la rive gauche de la Mercy, et à laquelle on donna