Le temps retrouvé. Marcel Proust
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Mais enfin, je ne peux que supposer ce que j’aurais fait si je n’avais pas été acteur, si je n’avais pas été une partie de l’acteur France, comme dans mes querelles avec Albertine, où mon regard triste et ma gorge oppressée étaient une partie de mon individu passionnément intéressé à ma cause, je ne pouvais arriver au détachement. Celui de M. de Charlus était complet. Or, dès lors qu’il n’était plus qu’un spectateur, tout devait le porter à être germanophile, du moment que, n’étant pas véritablement français, il vivait en France. Il était très fin, les sots sont en tous pays les plus nombreux ; nul doute que, vivant en Allemagne, les sots d’Allemagne défendant avec sottise et passion une cause injuste ne l’eussent irrité ; mais vivant en France, les sots français défendant avec sottise et passion une cause juste ne l’irritaient pas moins. La logique de la passion, fût-elle au service du meilleur droit, n’est jamais irréfutable pour celui qui n’est pas passionné. M. de Charlus relevait avec finesse chaque faux raisonnement des patriotes. La satisfaction que cause à un imbécile son bon droit et la certitude du succès vous laissent particulièrement irrité. M. de Charlus l’était par l’optimisme triomphant de gens qui ne connaissaient pas comme lui l’Allemagne et sa force, qui croyaient chaque mois à un écrasement pour le mois suivant, et au bout d’un an n’étaient pas moins assurés dans un nouveau pronostic, comme s’ils n’en avaient pas porté, avec tout autant d’assurance, d’aussi faux, mais qu’ils avaient oubliés disant, si on le leur rappelait, que « ce n’était pas la même chose ». Or, M. de Charlus, qui avait certaines profondeurs dans l’esprit, n’eût peut-être pas compris en Art que le « ce n’est pas la même chose » opposé par les détracteurs de Monet à ceux qui leur disent « on a dit la même chose pour Delacroix », répondait à la même tournure d’esprit. Enfin M. de Charlus était pitoyable, l’idée d’un vaincu lui faisait mal, il était toujours pour le faible, il ne lisait pas les chroniques judiciaires pour ne pas avoir à souffrir dans sa chair des angoisses du condamné et de l’impossibilité d’assassiner le juge, le bourreau, et la foule ravie de voir que « justice est faite ». Il était certain, en tout cas, que la France ne pouvait plus être vaincue, et, en revanche, il savait que les Allemands souffraient de la famine, seraient obligés un jour ou l’autre de se rendre à merci. Cette idée elle aussi lui était rendue plus désagréable par ce fait qu’il vivait en France. Ses souvenirs de l’Allemagne étaient malgré tout lointains, tandis que les Français qui parlaient de l’écrasement de l’Allemagne avec une joie qui lui déplaisait, c’étaient des gens dont les défauts lui étaient connus, la figure antipathique. Dans ces cas-là on plaint plus ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on imagine, que ceux qui sont tout près de nous dans la vulgarité de la vie quotidienne, à moins alors d’être tout à fait ceux-là, de ne faire qu’une chair avec eux ; le patriotisme fait ce miracle, on est pour son pays comme on est pour soi-même dans une querelle amoureuse. Aussi la guerre était-elle pour M. de Charlus une culture extraordinairement féconde de ces haines qui chez lui naissaient en un instant, avaient une durée très courte mais pendant laquelle il se fût livré à toutes les violences. En lisant les journaux, l’air de triomphe des chroniqueurs présentant chaque jour l’Allemagne à bas : « La Bête aux abois, réduite à l’impuissance », alors que le contraire n’était que trop vrai, l’enivrait de rage par leur sottise allègre et féroce. Les journaux étaient en partie rédigés à ce moment-là par des gens connus qui trouvaient là une manière de « reprendre du service », par des Brichot, par des Norpois, par des Legrandin. M. de Charlus rêvait de les rencontrer, de les accabler des plus amers sarcasmes. Toujours particulièrement instruit des tares sexuelles, il les connaissait chez quelques-uns qui, pensant qu’elles étaient ignorées chez eux, se complaisaient à les dénoncer chez les souverains des « Empires de proie », chez Wagner, etc. Il brûlait de se trouver face à face avec eux, de leur mettre le nez dans leur propre vice devant tout le monde et de laisser ces insulteurs d’un vaincu, déshonorés et pantelants. M. de Charlus enfin avait encore des raisons plus particulières d’être ce germanophile. L’une était qu’homme du monde, il avait beaucoup vécu parmi les gens du monde, parmi les gens honorables, parmi les hommes d’honneur, de ces gens qui ne serreront pas la main à une fripouille, il connaissait leur délicatesse et leur dureté ; il les savait insensibles aux larmes d’un homme qu’ils font chasser d’un cercle ou avec qui ils refusent de se battre, dût leur acte de « propreté morale » amener la mort de la mère de la brebis galeuse. Malgré lui, quelque admiration qu’il eût pour l’Angleterre, cette Angleterre impeccable, incapable de mensonge, empêchant le blé et le lait d’entrer en Allemagne, c’était un peu cette nation d’hommes d’honneur, de témoins patentés, d’arbitres en affaires d’honneur ; tandis qu’il savait que des gens tarés, des fripouilles comme certains personnages de Dostoïewski peuvent être meilleurs, et je n’ai jamais pu comprendre pourquoi il leur identifiait les Allemands, le mensonge et la ruse ne leur suffisant pas pour faire préjuger un bon cœur qu’il ne semble pas que les Allemands aient montré. Enfin, un dernier trait complétera cette germanophilie de M. de Charlus : il la devait, et par une réaction très bizarre, à son « charlisme ». Il trouvait les Allemands fort laids, peut-être parce qu’ils étaient un peu trop près de son sang ; il était fou des Marocains, mais surtout des Anglo-Saxons en qui il voyait comme des statues vivantes de Phidias. Or, chez lui, le plaisir n’allait pas sans une certaine idée cruelle dont je ne savais pas encore à ce moment-là toute la force ; l’homme qu’il aimait lui apparaissait comme un délicieux bourreau. Il eût cru, en prenant parti contre les Allemands, agir comme il n’agissait que dans les heures de volupté, c’est-à-dire en sens contraire de sa nature pitoyable, c’est-à-dire enflammée pour le mal séduisant et écrasant la vertueuse laideur. Il en fut encore ainsi au moment du meurtre de Raspoutine, meurtre auquel on fut surpris, d’ailleurs, de trouver un si fort cachet de couleur russe, dans un souper à la Dostoïewski (impression qui eût été encore bien plus forte si le public n’avait pas ignoré de tout cela ce que savait parfaitement M. de Charlus), parce que la vie nous déçoit tellement que nous finissons par croire que la littérature n’a aucun rapport avec elle et que nous sommes stupéfaits de voir que les précieuses idées que les livres nous ont montrées s’étalent, sans peur de s’abîmer, gratuitement, naturellement, en pleine vie quotidienne et, par exemple, qu’un souper, un meurtre, événement russe, ont quelque chose de russe.
La guerre se prolongeait indéfiniment et ceux qui avaient annoncé de source sûre, il y avait déjà plusieurs années, que les pourparlers de paix étaient commencés, spécifiant les clauses du traité, ne prenaient pas la peine, quand ils causaient avec vous, de s’excuser de leurs fausses nouvelles. Ils les avaient oubliées et étaient prêts à en propager sincèrement d’autres, qu’ils oublieraient aussi vite. C’était l’époque où il y avait continuellement des raids de gothas ; l’air grésillait perpétuellement d’une vibration vigilante et sonore d’aéroplanes français. Mais parfois retentissait la sirène comme un appel déchirant de Walkyrie – seule musique allemande qu’on eût entendue depuis la guerre – jusqu’à l’heure où les pompiers annonçaient que l’alerte était finie tandis qu’à côté d’eux la berloque, comme un invisible gamin, commentait à intervalles réguliers la bonne nouvelle et jetait en l’air son cri de joie.
M. de Charlus était étonné de voir que même des gens comme Brichot qui avant la guerre avaient été militaristes, reprochant surtout à la France de ne pas l’être assez, ne se contentaient pas de reprocher les excès de son militarisme à l’Allemagne, mais même son admiration de l’armée. Sans doute ils changeaient d’avis dès qu’il s’agissait