Sodome et Gomorrhe. Marcel Proust
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L’illustre Huxley (celui dont le neveu occupe actuellement une place prépondérante dans le monde de la littérature anglaise) raconte qu’une de ses malades n’osait plus aller dans le monde parce que souvent, dans le fauteuil même qu’on lui indiquait d’un geste courtois, elle voyait assis un vieux monsieur. Elle était bien certaine que, soit le geste inviteur, soit la présence du vieux monsieur, était une hallucination, car on ne lui aurait pas ainsi désigné un fauteuil déjà occupé. Et quand Huxley, pour la guérir, la força à retourner en soirée, elle eut un instant de pénible hésitation en se demandant si le signe aimable qu’on lui faisait était la chose réelle, ou si, pour obéir à une vision inexistante, elle allait en public s’asseoir sur les genoux d’un monsieur en chair et en os. Sa brève incertitude fut cruelle. Moins peut-être que la mienne. À partir du moment où j’avais perçu le grondement de mon nom, comme le bruit préalable d’un cataclysme possible, je dus, pour plaider en tout cas ma bonne foi et comme si je n’étais tourmenté d’aucun doute, m’avancer vers la princesse d’un air résolu.
Elle m’aperçut comme j’étais à quelques pas d’elle et, ce qui ne me laissa plus douter que j’avais été victime d’une machination, au lieu de rester assise comme pour les autres invités, elle se leva, vint à moi. Une seconde après, je pus pousser le soupir de soulagement de la malade d’Huxley quand, ayant pris le parti de s’asseoir dans le fauteuil, elle le trouva libre et comprit que c’était le vieux monsieur qui était une hallucination. La princesse venait de me tendre la main en souriant. Elle resta quelques instants debout, avec le genre de grâce particulier à la stance de Malherbe qui finit ainsi :
Et pour leur faire honneur les Anges se lever.
Elle s’excusa de ce que la duchesse ne fût pas encore arrivée, comme si je devais m’ennuyer sans elle. Pour me dire ce bonjour, elle exécuta autour de moi, en me tenant la main, un tournoiement plein de grâce, dans le tourbillon duquel je me sentais emporté. Je m’attendais presque à ce qu’elle me remît alors, telle une conductrice de cotillon, une canne à bec d’ivoire, ou une montre-bracelet. Elle ne me donna à vrai dire rien de tout cela, et comme si au lieu de danser le boston elle avait plutôt écouté un sacro-saint quatuor de Beethoven dont elle eût craint de troubler les sublimes accents, elle arrêta là la conversation, ou plutôt ne la commença pas et, radieuse encore de m’avoir vu entrer, me fit part seulement de l’endroit où se trouvait le prince.
Je m’éloignai d’elle et n’osai plus m’en rapprocher, sentant qu’elle n’avait absolument rien à me dire et que, dans son immense bonne volonté, cette femme merveilleusement haute et belle, noble comme l’étaient tant de grandes dames qui montèrent si fièrement à l’échafaud, n’aurait pu, faute d’oser m’offrir de l’eau de mélisse, que me répéter ce qu’elle m’avait déjà dit deux fois : « Vous trouverez le prince dans le jardin. » Or, aller auprès du prince, c’était sentir renaître sous une autre forme mes doutes.
En tout cas fallait-il trouver quelqu’un qui me présentât. On entendait, dominant toutes les conversations, l’intarissable jacassement de M. de Charlus, lequel causait avec Son Excellence le duc de Sidonia, dont il venait de faire la connaissance. De profession à profession, on se devine, et de vice à vice aussi. M. de Charlus et M. de Sidonia avaient chacun immédiatement flairé celui de l’autre, et qui, pour tous les deux, était, dans le monde, d’être monologuistes, au point de ne pouvoir souffrir aucune interruption. Ayant jugé tout de suite que le mal était sans remède, comme dit un célèbre sonnet, ils avaient pris la détermination, non de se taire, mais de parler chacun sans s’occuper de ce que dirait l’autre. Cela avait réalisé ce bruit confus, produit dans les comédies de Molière par plusieurs personnes qui disent ensemble des choses différentes. Le baron, avec sa voix éclatante, était du reste certain d’avoir le dessus, de couvrir la voix faible de M. de Sidonia ; sans décourager ce dernier pourtant car, lorsque M. de Charlus reprenait un instant haleine, l’intervalle était rempli par le susurrement du grand d’Espagne qui avait continué imperturbablement son discours. J’aurais bien demandé à M. de Charlus de me présenter au prince de Guermantes, mais je craignais (avec trop de raison) qu’il ne fût fâché contre moi. J’avais agi envers lui de la façon la plus ingrate en laissant pour la seconde fois tomber ses offres et en ne lui donnant pas signe de vie depuis le soir où il m’avait si affectueusement reconduit à la maison. Et pourtant je n’avais nullement comme excuse anticipée la scène que je venais de voir, cet après-midi même, se passer entre Jupien et lui. Je ne soupçonnais rien de pareil. Il est vrai que peu de temps auparavant, comme mes parents me reprochaient ma paresse et de n’avoir pas encore pris la peine d’écrire un mot à M. de Charlus, je leur avais violemment reproché de vouloir me faire accepter des propositions déshonnêtes. Mais seuls la colère, le désir de trouver la phrase qui pouvait leur être le plus désagréable m’avaient dicté cette réponse mensongère. En réalité, je n’avais rien imaginé de sensuel, ni même de sentimental, sous les offres du baron. J’avais dit cela à mes parents comme une folie pure. Mais quelquefois l’avenir habite en nous sans que nous le sachions, et nos paroles qui croient mentir dessinent une réalité prochaine.
M. de Charlus m’eût sans doute pardonné mon manque de reconnaissance. Mais ce qui le rendait furieux, c’est que ma présence ce soir chez la princesse de Guermantes, comme depuis quelque temps chez sa cousine, paraissait narguer la déclaration solennelle : « On n’entre dans ces salons-là que par moi. » Faute grave, crime peut-être inexpiable, je n’avais pas suivi la voie hiérarchique. M. de Charlus savait bien que les tonnerres qu’il brandissait contre ceux qui ne se pliaient pas à ses ordres, ou qu’il avait pris en haine, commençaient à passer, selon beaucoup de gens, quelque rage qu’il y mît, pour des tonnerres en carton, et n’avaient plus la force de chasser n’importe qui de n’importe où. Mais peut-être croyait-il que son pouvoir amoindri, grand encore, restait intact aux yeux des novices tels que moi. Aussi ne le jugeai-je pas très bien choisi pour lui demander un service dans une fête où ma présence seule semblait un ironique démenti à ses prétentions.
Je fus à ce moment arrêté par un homme assez vulgaire, le professeur E… Il avait été surpris de m’apercevoir chez les Guermantes. Je ne l’étais pas moins de l’y trouver, car jamais on n’avait vu, et on ne vit dans la suite, chez la princesse, un personnage de sa sorte. Il venait de guérir le prince, déjà administré, d’une pneumonie infectieuse, et la reconnaissance toute particulière qu’en avait pour lui Mme de Guermantes était cause qu’on avait rompu avec les usages et qu’on l’avait invité. Comme il ne connaissait absolument personne dans ces salons et ne pouvait y rôder indéfiniment seul, comme un ministre de la mort, m’ayant reconnu, il s’était senti, pour la première fois de sa vie, une infinité de choses à me dire, ce qui lui permettait de prendre une contenance, et c’était une des raisons pour lesquelles il s’était avancé vers moi. Il y en avait une autre.