Sodome et Gomorrhe. Marcel Proust

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Sodome et Gomorrhe - Marcel  Proust

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et ravi, ses deux yeux continuant à s’agiter comme s’il y avait eu de la luzerne défendue à brouter de chaque côté. Je pensai qu’il était convenable de solliciter de lui ma présentation à Mme de Vaugoubert avant celle au prince, dont je comptais ne lui parler qu’ensuite. L’idée de me mettre en rapports avec sa femme parut le remplir de joie pour lui comme pour elle et il me mena d’un pas délibéré vers la marquise. Arrivé devant elle et me désignant de la main et des yeux, avec toutes les marques de considération possibles, il resta néanmoins muet et se retira au bout de quelques secondes, d’un air frétillant, pour me laisser seul avec sa femme. Celle-ci m’avait aussitôt tendu la main, mais sans savoir à qui cette marque d’amabilité s’adressait, car je compris que M. de Vaugoubert avait oublié comment je m’appelais, peut-être même ne m’avait pas reconnu et, n’ayant pas voulu, par politesse, me l’avouer, avait fait consister la présentation en une simple pantomime. Aussi je n’étais pas plus avancé ; comment me faire présenter au maître de la maison par une femme qui ne savait pas mon nom ? De plus, je me voyais forcé de causer quelques instants avec Mme de Vaugoubert. Et cela m’ennuyait à deux points de vue. Je ne tenais pas à m’éterniser dans cette fête car j’avais convenu avec Albertine (je lui avais donné une loge pour Phèdre) qu’elle viendrait me voir un peu avant minuit. Certes je n’étais nullement épris d’elle ; j’obéissais en la faisant venir ce soir à un désir tout sensuel, bien qu’on fût à cette époque torride de l’année où la sensualité libérée visite plus volontiers les organes du goût, recherche surtout la fraîcheur. Plus que du baiser d’une jeune fille elle a soif d’une orangeade, d’un bain, voire de contempler cette lune épluchée et juteuse qui désaltérait le ciel. Mais pourtant je comptais me débarrasser, aux côtés d’Albertine – laquelle du reste me rappelait la fraîcheur du flot – des regrets que ne manqueraient pas de me laisser bien des visages charmants (car c’était aussi bien une soirée de jeunes filles que de dames que donnait la princesse). D’autre part, celui de l’imposante Mme de Vaugoubert, bourbonien et morose, n’avait rien d’attrayant.

      On disait au ministère, sans y mettre ombre de malice, que, dans le ménage, c’était le mari qui portait les jupes et la femme les culottes. Or il y avait plus de vérité là dedans qu’on ne le croyait. Mme de Vaugoubert, c’était un homme. Avait-elle toujours été ainsi, ou était-elle devenue ce que je la voyais, peu importe, car dans l’un et l’autre cas on a affaire à l’un des plus touchants miracles de la nature et qui, le second surtout, font ressembler le règne humain au règne des fleurs. Dans la première hypothèse : – si la future Mme de Vaugoubert avait toujours été aussi lourdement hommasse – la nature, par une ruse diabolique et bienfaisante, donne à la jeune fille l’aspect trompeur d’un homme. Et l’adolescent qui n’aime pas les femmes et veut guérir trouve avec joie ce subterfuge de découvrir une fiancée qui lui représente un fort aux halles. Dans le cas contraire, si la femme n’a d’abord pas les caractères masculins, elle les prend peu à peu, pour plaire à son mari, même inconsciemment, par cette sorte de mimétisme qui fait que certaines fleurs se donnent l’apparence des insectes qu’elles veulent attirer. Le regret de ne pas être aimée, de ne pas être homme la virilise. Même en dehors du cas qui nous occupe, qui n’a remarqué combien les couples les plus normaux finissent par se ressembler, quelquefois même par interchanger leurs qualités ? Un ancien chancelier allemand, le prince de Bulow, avait épousé une Italienne. À la longue, sur le Pincio, on remarqua combien l’époux germanique avait pris de finesse italienne, et la princesse italienne de rudesse allemande. Pour sortir jusqu’à un point excentrique des lois que nous traçons, chacun connaît un éminent diplomate français dont l’origine n’était rappelée que par son nom, un des plus illustres de l’Orient. En mûrissant, en vieillissant, s’est révélé en lui l’Oriental qu’on n’avait jamais soupçonné, et en le voyant on regrette l’absence du fez qui le compléterait.

      Pour en revenir à des mœurs fort ignorées de l’ambassadeur dont nous venons d’évoquer la silhouette ancestralement épaissie, Mme de Vaugoubert réalisait le type, acquis ou prédestiné, dont l’image immortelle est la princesse Palatine, toujours en habit de cheval et ayant pris de son mari plus que la virilité, épousant les défauts des hommes qui n’aiment pas les femmes, dénonçant dans ses lettres de commère les relations qu’ont entre eux tous les grands seigneurs de la cour de Louis XIV. Une des causes qui ajoutent encore à l’air masculin des femmes telles que Mme de Vaugoubert est que l’abandon où elles sont laissées par leur mari, la honte qu’elles en éprouvent, flétrissent peu à peu chez elles tout ce qui est de la femme. Elles finissent par prendre les qualités et les défauts que le mari n’a pas. Au fur et à mesure qu’il est plus frivole, plus efféminé, plus indiscret, elles deviennent comme l’effigie sans charme des vertus que l’époux devrait pratiquer.

      Des traces d’opprobre, d’ennui, d’indignation, ternissaient le visage régulier de Mme de Vaugoubert. Hélas, je sentais qu’elle me considérait avec intérêt et curiosité comme un de ces jeunes hommes qui plaisaient à M. de Vaugoubert, et qu’elle aurait tant voulu être maintenant que son mari vieillissant préférait la jeunesse. Elle me regardait avec l’attention de ces personnes de province qui, dans un catalogue de magasin de nouveautés, copient la robe tailleur si seyante à la jolie personne dessinée (en réalité la même à toutes les pages, mais multipliée illusoirement en créatures différentes grâce à la différence des poses et à la variété des toilettes.) L’attrait végétal qui poussait vers moi Mme de Vaugoubert était si fort qu’elle alla jusqu’à m’empoigner le bras pour que je la conduisisse boire un verre d’orangeade. Mais je me dégageai en alléguant que moi, qui allais bientôt partir, je ne m’étais pas fait présenter encore au maître de la maison.

      La distance qui me séparait de l’entrée des jardins où il causait avec quelques personnes n’était pas bien grande. Mais elle me faisait plus peur que si pour la franchir il eût fallu s’exposer à un feu continu. Beaucoup de femmes par qui il me semblait que j’eusse pu me faire présenter étaient dans le jardin où, tout en feignant une admiration exaltée, elles ne savaient pas trop que faire. Les fêtes de ce genre sont en général anticipées. Elles n’ont guère de réalité que le lendemain, où elles occupent l’attention des personnes qui n’ont pas été invitées. Un véritable écrivain, dépourvu du sot amour-propre de tant de gens de lettres, si, lisant l’article d’un critique qui lui a toujours témoigné la plus grande admiration, il voit cités les noms d’auteurs médiocres mais pas le sien, n’a pas le loisir de s’arrêter à ce qui pourrait être pour lui un sujet d’étonnement, ses livres le réclament. Mais une femme du monde n’a rien à faire, et en voyant dans le Figaro : « Hier le prince et la princesse de Guermantes ont donné une grande soirée, etc. », elle s’exclame : « Comment ! j’ai, il y a trois jours, causé une heure avec Marie Gilbert sans qu’elle m’en dise rien ! » et elle se casse la tête pour savoir ce qu’elle a pu faire aux Guermantes. Il faut dire qu’en ce qui concernait les fêtes de la princesse, l’étonnement était quelquefois aussi grand chez les invités que chez ceux qui ne l’étaient pas. Car elles explosaient au moment où on les attendait le moins, et faisaient appel à des gens que Mme de Guermantes avait oubliés pendant des années. Et presque tous les gens du monde sont si insignifiants que chacun de leurs pareils ne prend, pour les juger, que la mesure de leur amabilité, invité les chérit, exclu les déteste. Pour ces derniers, si, en effet, souvent la princesse, même s’ils étaient de ses amis, ne les conviait pas, cela tenait souvent à sa crainte de mécontenter « Palamède » qui les avait excommuniés. Aussi pouvais-je être certain qu’elle n’avait pas parlé de moi à M. de Charlus, sans quoi je ne me fusse pas trouvé là. Il s’était maintenant accoudé devant le jardin, à côté de l’ambassadeur d’Allemagne, à la rampe du grand escalier qui ramenait dans l’hôtel, de sorte que les invités, malgré les trois ou quatre admiratrices qui s’étaient groupées autour du baron et le masquaient presque, étaient forcés de venir lui dire bonsoir. Il y répondait en nommant les gens par leur nom. Et on entendait successivement : « Bonsoir, monsieur du Hazay, bonsoir madame de La Tour du Pin-Verclause, bonsoir madame de La Tour du Pin-Gouvernet,

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