Sodome et Gomorrhe. Marcel Proust

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Sodome et Gomorrhe - Marcel  Proust

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Mais M. de Vaugoubert causant avec M. de Charlus parut incertain. Pourtant il aurait dû savoir à quoi s’en tenir après les doutes de l’adolescence. L’inverti se croit seul de sa sorte dans l’univers ; plus tard seulement, il se figure – autre exagération – que l’exception unique, c’est l’homme normal. Mais, ambitieux et timoré, M. de Vaugoubert ne s’était pas livré depuis bien longtemps à ce qui eût été pour lui le plaisir. La carrière diplomatique avait eu sur sa vie l’effet d’une entrée dans les ordres. Combinée avec l’assiduité à l’École des Sciences politiques, elle l’avait voué depuis ses vingt ans à la chasteté du chrétien. Aussi, comme chaque sens perd de sa force et de sa vivacité, s’atrophie quand il n’est plus mis en usage, M. de Vaugoubert, de même que l’homme civilisé qui ne serait plus capable des exercices de force, de la finesse d’ouïe de l’homme des cavernes, avait perdu la perspicacité spéciale qui se trouvait rarement en défaut chez M. de Charlus ; et aux tables officielles, soit à Paris, soit à l’étranger, le ministre plénipotentiaire n’arrivait même plus à reconnaître ceux qui, sous le déguisement de l’uniforme, étaient au fond ses pareils. Quelques noms que prononça M. de Charlus, indigné si on le citait pour ses goûts, mais toujours amusé de faire connaître ceux des autres, causèrent à M. de Vaugoubert un étonnement délicieux. Non qu’après tant d’années il songeât à profiter d’aucune aubaine. Mais ces révélations rapides, pareilles à celles qui dans les tragédies de Racine apprennent à Athalie et à Abner que Joas est de la race de David, qu’Esther assise dans la pourpre a des parents youpins, changeant l’aspect de la légation de X… ou tel service du Ministère des Affaires étrangères, rendaient rétrospectivement ces palais aussi mystérieux que le temple de Jérusalem ou la salle du trône de Suse. Pour cette ambassade dont le jeune personnel vint tout entier serrer la main de M. de Charlus, M. de Vaugoubert prit l’air émerveillé d’Élise s’écriant dans Esther :

      Ciel ! quel nombreux essaim d’innocentes beautés

      S’offre à mes yeux en foule et sort de tous côtés !

      Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte !

      Puis désireux d’être plus « renseigné », il jeta en souriant à M. de Charlus un regard niaisement interrogateur et concupiscent : « Mais voyons, bien entendu », dit M. de Charlus, de l’air docte d’un érudit parlant à un ignare. Aussitôt M. de Vaugoubert (ce qui agaça beaucoup M. de Charlus) ne détacha plus ses yeux de ces jeunes secrétaires, que l’ambassadeur de X… en France, vieux cheval de retour, n’avait pas choisis au hasard. M. de Vaugoubert se taisait, je voyais seulement ses regards. Mais, habitué dès mon enfance à prêter, même à ce qui est muet, le langage des classiques, je faisais dire aux yeux de M. de Vaugoubert les vers par lesquels Esther explique à Élise que Mardochée a tenu, par zèle pour sa religion, à ne placer auprès de la Reine que des filles qui y appartinssent.

      Cependant son amour pour notre nation

      A peuplé ce palais de filles de Sion,

      Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées,

      Sous un ciel étranger comme moi transplantées

      Dans un lieu séparé de profanes témoins,

      Il (l’excellent ambassadeur) met à les former son

      [étude et ses soins.

      Enfin M. de Vaugoubert parla, autrement que par ses regards. « Qui sait, dit-il avec mélancolie, si, dans le pays où je réside, la même chose n’existe pas. – C’est probable, répondit M. de Charlus, à commencer par le roi Théodose, bien que je ne sache rien de positif sur lui. – Oh ! pas du tout ! – Alors il n’est pas permis d’en avoir l’air à ce point-là. Et il fait des petites manières. Il a le genre « ma chère », le genre que je déteste le plus. Je n’oserais pas me montrer avec lui dans la rue. Du reste, vous devez bien le connaître pour ce qu’il est, il est connu comme le loup blanc. – Vous vous trompez tout à fait sur lui. Il est du reste charmant. Le jour où l’accord avec la France a été signé, le Roi m’a embrassé. Je n’ai jamais été si ému. – C’était le moment de lui dire ce que vous désiriez. – Oh ! mon Dieu, quelle horreur, s’il avait seulement un soupçon ! Mais je n’ai pas de crainte à cet égard. » Paroles que j’entendis, car j’étais peu éloigné, et qui firent que je me récitai mentalement :

      Le Roi jusqu’à ce jour ignore qui je suis,

      Et ce secret toujours tient ma langue enchaînée.

      Ce dialogue, moitié muet, moitié parlé, n’avait duré que peu d’instants, et je n’avais encore fait que quelques pas dans les salons avec la duchesse de Guermantes quand une petite dame brune, extrêmement jolie, l’arrêta :

      « Je voudrais bien vous voir. D’Annunzio vous a aperçue d’une loge, il a écrit à la princesse de T… une lettre où il dit qu’il n’a jamais rien vu de si beau. Il donnerait toute sa vie pour dix minutes d’entretien avec vous. En tout cas, même si vous ne pouvez pas ou ne voulez pas, la lettre est en ma possession. Il faudrait que vous me fixiez un rendez-vous. Il y a certaines choses secrètes que je ne puis dire ici. Je vois que vous ne me reconnaissez pas, ajouta-t-elle en s’adressant à moi ; je vous ai connu chez la princesse de Parme (chez qui je n’étais jamais allé). L’empereur de Russie voudrait que votre père fût envoyé à Pétersbourg. Si vous pouviez venir mardi, justement Isvolski sera là, il en parlerait avec vous. J’ai un cadeau à vous faire, chérie, ajouta-t-elle en se tournant vers la duchesse, et que je ne ferais à personne qu’à vous. Les manuscrits de trois pièces d’Ibsen, qu’il m’a fait porter par son vieux garde-malade. J’en garderai une et vous donnerai les deux autres. »

      Le duc de Guermantes n’était pas enchanté de ces offres. Incertain si Ibsen ou d’Annunzio étaient morts ou vivants, il voyait déjà des écrivains, des dramaturges allant faire visite à sa femme et la mettant dans leurs ouvrages. Les gens du monde se représentent volontiers les livres comme une espèce de cube dont une face est enlevée, si bien que l’auteur se dépêche de « faire entrer » dedans les personnes qu’il rencontre. C’est déloyal évidemment, et ce ne sont que des gens de peu. Certes, ce ne serait pas ennuyeux de les voir « en passant », car grâce à eux, si on lit un livre ou un article, on connaît « le dessous des cartes », on peut « lever les masques ». Malgré tout, le plus sage est de s’en tenir aux auteurs morts. M. de Guermantes trouvait seulement « parfaitement convenable » le monsieur qui faisait la nécrologie dans le Gaulois. Celui-là, du moins, se contentait de citer le nom de M. de Guermantes en tête des personnes remarquées « notamment » dans les enterrements où le duc s’était inscrit. Quand ce dernier préférait que son nom ne figurât pas, au lieu de s’inscrire il envoyait une lettre de condoléances à la famille du défunt en l’assurant de ses sentiments bien tristes. Que si cette famille faisait mettre dans le journal : « Parmi les lettres reçues, citons celle du duc de Guermantes, etc. », ce n’était pas la faute de l’échotier, mais du fils, frère, père de la défunte, que le duc qualifiait d’arrivistes, et avec qui il était désormais décidé à ne plus avoir de relations (ce qu’il appelait, ne sachant pas bien le sens des locutions, « avoir maille à partir »). Toujours est-il que les noms d’Ibsen et d’Annunzio, et leur survivance incertaine, firent se froncer les sourcils du duc, qui n’était pas encore assez loin de nous pour ne pas avoir entendu les amabilités diverses de Mme Timoléon d’Amoncourt. C’était une femme charmante, d’un esprit, comme sa beauté, si ravissant, qu’un seul des deux eût réussi à plaire. Mais, née hors du milieu où elle vivait maintenant, n’ayant aspiré d’abord qu’à un salon littéraire, amie successivement – nullement amante, elle était de mœurs fort pures – et exclusivement de chaque grand écrivain qui lui donnait tous ses manuscrits, écrivait des livres pour elle, le hasard l’ayant introduite dans le faubourg Saint-Germain, ces privilèges littéraires l’y servirent. Elle avait maintenant une situation à n’avoir pas à dispenser d’autres

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