Sodome et Gomorrhe. Marcel Proust
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Sodome et Gomorrhe - Marcel Proust страница 22
Les efforts que faisait M. de Froberville pour qu’on n’entendît pas son rire l’avaient fait devenir rouge comme un coq, et malgré cela c’est en entrecoupant ses mots de hoquets de joie qu’il s’écria d’un ton miséricordieux : « Oh ! pauvre tante Saint-Euverte, elle va en faire une maladie ! Non ! la malheureuse femme ne va pas avoir sa duchesse ; quel coup ! mais il y a de quoi la faire crever ! » ajouta-t-il, en se tordant de rire. Et dans son ivresse il ne pouvait s’empêcher de faire des appels de pieds et de se frotter les mains. Souriant d’un œil et d’un seul coin de la bouche à M. de Froberville dont elle appréciait l’intention aimable, mais moins tolérable le mortel ennui, Mme de Guermantes finit par se décider à le quitter. « Écoutez, je vais être obligée de vous dire bonsoir », lui dit-elle en se levant, d’un air de résignation mélancolique, et comme si ç’avait été pour elle un malheur. Sous l’incantation de ses yeux bleus, sa voix doucement musicale faisait penser à la plainte poétique d’une fée. « Basin veut que j’aille voir un peu Marie. »
En réalité, elle en avait assez d’entendre Froberville, lequel ne cessait plus de l’envier d’aller à Montfort-l’Amaury quand elle savait fort bien qu’il entendait parler de ces vitraux pour la première fois, et que, d’autre part, il n’eût pour rien au monde lâché la matinée Saint-Euverte. « Adieu, je vous ai à peine parlé ; c’est comme ça dans le monde, on ne se voit pas, on ne dit pas les choses qu’on voudrait se dire ; du reste, partout, c’est la même chose dans la vie. Espérons qu’après la mort ce sera mieux arrangé. Au moins on n’aura toujours pas besoin de se décolleter. Et encore qui sait ? On exhibera peut-être ses os et ses vers pour les grandes fêtes. Pourquoi pas ? Tenez, regardez la mère Rampillon, trouvez-vous une très grande différence entre ça et un squelette en robe ouverte ? Il est vrai qu’elle a tous les droits, car elle a au moins cent ans. Elle était déjà un des monstres sacrés devant lesquels je refusais de m’incliner quand j’ai fait mes débuts dans le monde. Je la croyais morte depuis très longtemps ; ce qui serait d’ailleurs la seule explication du spectacle qu’elle nous offre. C’est impressionnant et liturgique. C’est du « Campo-Santo » ! La duchesse avait quitté Froberville ; il se rapprocha : « Je voudrais vous dire un dernier mot. » Un peu agacée : « Qu’est-ce qu’il y a encore ? » lui dit-elle avec hauteur. Et lui, ayant craint qu’au dernier moment elle ne se ravisât pour Montfort-l’Amaury : « Je n’avais pas osé vous en parler à cause de Mme de Saint-Euverte, pour ne pas lui faire de peine, mais puisque vous ne comptez pas y aller, je puis vous dire que je suis heureux pour vous, car il y a de la rougeole chez elle ! – Oh ! Mon Dieu ! dit Oriane qui avait peur des maladies. Mais pour moi ça ne fait rien, je l’ai déjà eue. On ne peut pas l’avoir deux fois. – Ce sont les médecins qui disent ça ; je connais des gens qui l’ont eue jusqu’à quatre. Enfin, vous êtes avertie. » Quant à lui, cette rougeole fictive, il eût fallu qu’il l’eût réellement et qu’elle l’eût cloué au lit pour qu’il se résignât à manquer la fête Saint-Euverte attendue depuis tant de mois. Il aurait le plaisir d’y voir tant d’élégances ! le plaisir plus grand d’y constater certaines choses ratées, et surtout celui de pouvoir longtemps se vanter d’avoir frayé avec les premières et, en les exagérant ou en les inventant, de déplorer les secondes.
Je profitai de ce que la duchesse changeait de place pour me lever aussi afin d’aller vers le fumoir m’informer de Swann. « Ne croyez pas un mot de ce qu’a raconté Babal, me dit-elle. Jamais la petite Molé ne serait allée se fourrer là dedans. On nous dit ça pour nous attirer. Ils ne reçoivent personne et ne sont invités nulle part. Lui-même l’avoue : « Nous restons tous les deux seuls au coin de notre feu. » Comme il dit toujours nous, non pas comme le roi, mais pour sa femme, je n’insiste pas. Mais je suis très renseignée », ajouta la duchesse. Elle et moi nous croisâmes deux jeunes gens dont la grande et dissemblable beauté tirait d’une même femme son origine. C’étaient les deux fils de Mme de Surgis, la nouvelle maîtresse du duc de Guermantes. Ils resplendissaient des perfections de leur mère, mais chacun d’une autre. En l’un avait passé, ondoyante en un corps viril, la royale prestance de Mme de Surgis, et la même pâleur ardente, roussâtre et sacrée affluait aux joues marmoréennes de la mère et de ce fils ; mais son frère avait reçu le front grec, le nez parfait, le cou de statue, les yeux infinis ; ainsi faite de présents divers que la déesse avait partagés, leur double beauté offrait le plaisir abstrait de penser que la cause de cette beauté était en dehors d’eux ; on eût dit que les principaux attributs de leur mère s’étaient incarnés en deux corps différents ; que l’un des jeunes gens était la stature de sa mère et son teint, l’autre son regard, comme les êtres divins qui n’étaient que la force et la beauté de Jupiter ou de Minerve. Pleins de respect pour M. de Guermantes, dont ils disaient : « C’est un grand ami de nos parents », l’aîné cependant crut qu’il était prudent de ne pas venir saluer la duchesse dont il savait, sans en comprendre peut-être la raison, l’inimitié pour sa mère, et à notre vue il détourna légèrement la tête. Le cadet, qui imitait toujours son frère, parce qu’étant stupide et, de plus, myope, il n’osait pas avoir d’avis personnel, pencha la tête selon le même angle, et ils se glissèrent tous deux vers la salle de jeux, l’un derrière l’autre, pareils à deux figures allégoriques.
Au moment d’arriver à cette salle, je fus arrêté par la marquise de Citri, encore belle mais presque l’écume aux dents. D’une naissance assez noble, elle avait cherché et fait un brillant mariage en épousant M. de Citri, dont l’arrière-grand’mère était Aumale-Lorraine. Mais aussitôt cette satisfaction éprouvée, son caractère négateur lui avait fait prendre les gens du grand monde en une horreur qui n’excluait pas absolument la vie mondaine. Non seulement, dans une soirée, elle se moquait de tout le monde, mais cette moquerie avait quelque chose de si violent que le rire même n’était pas assez âpre et se changeait en guttural sifflement : « Ah ! me dit-elle, en me montrant la duchesse de Guermantes qui venait de me quitter et qui était déjà un peu loin, ce qui me renverse c’est qu’elle puisse mener cette vie-là. » Cette parole était-elle d’une sainte furibonde, et qui s’étonne que les Gentils ne viennent pas d’eux-mêmes à la vérité, ou bien d’une anarchiste en appétit de carnage ? En tout cas, cette apostrophe était aussi peu justifiée que possible. D’abord, la « vie que menait » Mme de Guermantes différait très peu (à l’indignation près) de celle de Mme de Citri. Mme de Citri était