Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau
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– Retirez vos chaussures, commanda-t-il.
À cet ordre, Lecoq crut voir vaciller le regard du meurtrier. Était-ce une illusion ?
– Pourquoi faire ? demanda-t-il.
– Pour passer sous la toise, répondit le greffier ; il faut que j’inscrive votre taille.
Le prévenu ne répondit pas, il s’assit et retira ses bottes de gros cuir, dont l’une, celle de droite, avait le talon complètement tourné en dedans. Il avait les pieds nus dans ses bottes grossières.
– Vous ne mettez donc des chaussures que le dimanche ?… lui demanda Lecoq.
– À quoi voyez-vous cela ?
– Parbleu !… à la boue dont vos pieds sont couverts jusqu’à la cheville.
– Et après !… fit l’homme du ton le plus insolent. Est-ce un crime de n’avoir pas les pieds comme une marquise ?…
– Ce ne serait pas votre crime, en tout cas, dit lentement le jeune policier. Pensez-vous que je ne vois pas, en dépit de la boue, combien vos pieds sont blancs et nets ?… Les ongles sont soignés et passés à la lime…
Il s’interrompit. Un éclair de son génie investigateur traversait son esprit.
Il avança vivement une chaise, étendit dessus un journal et dit au meurtrier :
– Veuillez poser vos pieds là !…
L’homme essaya de faire des façons.
– Ah !… ne résistez pas, insista le directeur, nous sommes en force.
Le prévenu se résigna. Il se plaça comme on le lui avait ordonné, et Lecoq s’armant d’un canif se mit à détacher adroitement les fragments de boue qui adhéraient à la peau.
Partout ailleurs qu’au greffe du Dépôt, on eût sans doute ri de la besogne entreprise par Lecoq ; besogne mystérieuse, étrange et grotesque tout à la fois.
Mais dans cette antichambre de la Cour d’assises, les actes les plus futiles revêtent une teinte lugubre, le rire se glace aisément sur les lèvres, et on ne s’étonne de rien.
Tous les assistants, d’ailleurs, depuis le directeur jusqu’au dernier des gardiens, en avaient bien vu d’autres. Même il ne vint à personne l’idée de demander au jeune policier à quelle inspiration il obéissait.
Ce qui était clair, ce qui était acquis, c’est que le prévenu allait disputer à la justice son identité, qu’il fallait à tout prix la constater, et que probablement Lecoq avait imaginé un moyen d’atteindre ce but.
Il eut, du reste, promptement terminé, et recueilli sur le journal plein le creux de la main d’une poussière noirâtre.
Cette poussière, il la divisa en deux parts. Il en enveloppa une dans un morceau de papier qu’il glissa dans sa poche, et présenta l’autre au directeur en lui disant :
– Je vous prie, monsieur, de recevoir en dépôt et de sceller ceci sous les yeux du prévenu. Il ne faut pas qu’il puisse, plus tard, prétendre que, à cette poussière, on en a substitué d’autre.
Le directeur fit ce qu’on lui demandait, et pendant qu’il ficelait et cachetait dans un petit sac cette « pièce de conviction, » le meurtrier haussait les épaules et ricanait.
Il est vrai que sous cette gaieté cynique, Lecoq croyait deviner une poignante anxiété.
Le hasard lui devait bien la compensation de ce petit triomphe, car les événements ultérieurs allaient tromper toutes ses prévisions.
Ainsi, le meurtrier n’éleva aucune objection quand il reçut l’ordre de se déshabiller, pour échanger ses vêtements souillés de sang, contre le costume fourni par l’administration.
Pas un des muscles de son visage ne trahit le secret de son âme, pendant qu’on soumettait sa personne à ces perquisitions ignominieuses qui font monter le rouge au front des plus abjects scélérats.
C’est avec une farouche insensibilité qu’il laissa les surveillants peigner ses cheveux et sa barbe, et inspecter l’intérieur de sa bouche, pour s’assurer qu’il ne cachait ni un de ces ressorts de montre qui coupent les plus solides barreaux, ni un de ces fragments microscopiques de mine de plomb, dont se servent les prisonniers pour tracer ces billets qu’ils échangent, roulés dans une boulette de mie de pain, et qu’ils appellent des « postillons. »
Les formalités de l’écrou étaient accomplies, le directeur sonna un gardien.
– Conduisez cet homme, lui dit-il, au numéro 3 des « secrets ».
Point ne fut besoin d’entraîner le prévenu. Il sortit comme il était entré, précédant le gardien, en habitué qui sait où il va.
– Quel bandit !… exclama le greffier.
– Vous croyez !… hasarda Lecoq, dérouté mais non ébranlé.
– Ah !… il n’y a pas à en douter, déclara le directeur. Ce gaillard est assurément un dangereux malfaiteur, un récidiviste… Même il me semble l’avoir eu déjà pour locataire… j’en jurerais presque.
Ainsi, ces gens d’une expérience consommée partageaient l’opinion de Gévrol, Lecoq était seul de son avis.
Il ne discuta pas, cependant … à quoi bon ? D’ailleurs on venait d’introduire la veuve Chupin.
Le voyage avait calmé ses nerfs, car elle était devenue plus douce qu’un mouton. C’est d’une voix pateline et l’œil en pleurs qu’elle prit ces « bons messieurs » à témoin de l’injustice criante qui lui était faite, à elle, une honnête femme, bien connue à la Préfecture. Sans doute on en voulait à sa famille, puisque déjà, en ce moment, son fils Polyte, un si bon sujet, était détenu sous l’inculpation d’un « vol au bonjour. » Qu’allaient devenir sa bru et son petit-fils Toto, qui n’avaient qu’elle pour soutien !…
Mais quand on l’emmena, après qu’elle eût donné ses nom et prénoms, une fois dans le corridor, le naturel reprit le dessus, et on l’entendit se quereller avec le gardien.
– Tu as tort de n’être pas poli, lui disait-elle, c’est une bonne pièce que tu perds, sans compter qu’une fois libre je t’aurais invité à venir boire un bon coup sans payer dans mon établissement.
C’était fini, Lecoq était libre jusqu’à l’arrivée du juge d’instruction. Il erra d’abord le long des corridors et de salle en salle ; mais comme partout il était questionné, dérangé, il sortit et alla s’établir sur le quai, devant le porche.
Ses convictions n’étaient pas entamées, mais son point de départ venait d’être déplacé.
Plus que jamais il était sûr que le meurtrier dissimulait son état social, mais d’un autre côté il lui était prouvé que cet homme connaissait bien la prison et ses usages.