Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau
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– C’est peu probable, dit Lecoq. Le faux soldat, demeuré le dernier vivant, avait vu tomber ses deux compagnons. S’il eût supposé Lacheneur tué, il n’eût pas parlé de vengeance.
Gévrol qui depuis deux heures affectait de rester à l’écart, s’était rapproché. Il n’était pas homme à se rendre même à l’évidence.
– Si monsieur le commissaire, dit-il, veut m’en croire, il s’en tiendra à mon opinion, un peu plus positive que les rêveries de M. Lecoq.
Un roulement de voiture devant la porte du cabaret l’interrompit, et l’instant d’après le juge d’instruction entrait.
Chapitre 10
Il n’était personne à la Poivrière qui ne connût, au moins de vue, le juge d’instruction qui arrivait, et Gévrol, vieil habitué du Palais de Justice, murmura son nom.
M. Maurice d’Escorval.
Il était fils de ce fameux baron d’Escorval qui, en 1815, faillit payer de sa vie son dévouement à l’Empire, et dont Napoléon, à Sainte-Hélène, faisait ce magnifique éloge :
« Il existe, je le crois, des hommes aussi honnêtes ; mais plus honnêtes, non, ce n’est pas possible. »
Entré jeune dans la magistrature, doué de remarquables aptitudes, M. d’Escorval semblait promis aux plus hautes destinées. Il trompa les pronostics en refusant obstinément toutes les situations qui lui furent offertes, pour conserver près du tribunal de la Seine ses modestes et utiles fonctions.
Il disait, pour expliquer ses refus, qu’il tenait au séjour de Paris plus qu’à l’avancement le plus envié, et on ne comprenait pas trop cette passion de sa part. Malgré ses brillantes relations, en effet, et en dépit de sa fortune très considérable, depuis la mort d’un frère aîné, il menait l’existence la plus retirée, cachant sa vie, ne se révélant que par son travail obstiné et par le bien qu’il répandait autour de lui.
C’était alors un homme de quarante-deux ans, qui paraissait plus jeune que son âge, encore que son front commençât à se dégarnir.
On eût admiré sa physionomie sans l’inquiétante immobilité qui la déparait, sans le plis sarcastique de ses lèvres trop minces, sans l’expression morne de ses yeux d’un bleu pâle.
Dire qu’il était froid et grave, eût été mal dire, et trop peu. Il était la gravité et la froideur mêmes avec une nuance de hauteur…
Saisi dès le seuil du cabaret par l’horreur du spectacle, c’est à peine si M. d’Escorval accorda aux médecins et au commissaire un salut distrait. Les autres ne comptaient pas, pour lui.
Déjà, toutes ses facultés étaient en jeu. Il étudiait le terrain, arrêtant son regard aux moindres objets, avec cette sagacité attentive du juge qui sait le poids d’un détail et qui comprend l’éloquence des circonstances extérieures.
– C’est grave !… dit-il enfin, bien grave !…
Le commissaire de police, pour toute réponse, leva les bras au ciel, geste qui traduisait bien sa pensée :
– À qui le dites-vous !…
Le fait est que, depuis deux heures, le digne commissaire trouvait cruellement lourde sa responsabilité, et qu’il bénissait le magistrat qui l’en déchargeait.
– Monsieur le procureur impérial n’a pu m’accompagner, reprit M. d’Escorval, il n’a pas le don d’ubiquité, et je doute qu’il lui soit possible de venir me rejoindre. Commençons donc nos opérations…
Jusqu’ici la curiosité des assistants était déçue, aussi le commissaire fut-il l’interprète du sentiment général, lorsqu’il dit :
– Monsieur le juge d’instruction a sans doute interrogé le coupable, et il doit savoir….
– Je ne sais rien, interrompit M. d’Escorval, qui parut fort surpris de l’interpellation.
Il s’assit sur cette réponse, et pendant que son greffier rédigeait les préliminaires de tout procès-verbal de constat, il se mit, lui, à lire le rapport écrit par Lecoq.
Blotti dans l’ombre, pâle, ému, fiévreux, le jeune policier s’efforçait de surprendre sur l’impassible visage du magistrat un indice de ses impressions.
C’était son avenir qui se décidait, qui allait dépendre d’un oui ou d’un non.
Et ce n’était plus à une intelligence obtuse comme celle du père Absinthe qu’il s’adressait, mais à une perspicacité supérieure.
– Si encore, pensait-il, je pouvais plaider ma cause !… Mais qu’est la phrase écrite, comparée à la phrase parlée, mimée, vivante, palpitante de l’émotion et des convictions de qui la prononce….
Bientôt il se sentit rassuré.
La figure du juge d’instruction gardait son immobilité, mais il hochait la tête, en signe d’approbation, et même, par instants, un détail plus ingénieux que les autres lui arrachait une exclamation : « Pas mal !… très bien !… »
Lorsqu’il eut achevé :
– Tout ceci, dit-il enfin au commissaire, ne ressemble guère à votre rapport de ce matin, qui présentait cette ténébreuse affaire comme une bataille entre quelques misérables vagabonds.
L’observation n’était que trop juste, et le commissaire n’en était pas à regretter d’être resté chaudement au lit, s’en remettant absolument à Gévrol.
– Ce matin, répondit-il évasivement, j’avais résumé les impressions premières… elles ont été modifiées par les recherches ultérieures, de sorte que…
– Oh ! interrompit le juge, je ne vous fais aucun reproche, je n’ai que des félicitations à vous adresser, au contraire… On n’agit pas mieux ni plus vite. Toute cette information révèle une grande pénétration, et les résultats en sont surtout exposés avec une clarté et une précision rares.
Lecoq eut comme un éblouissement.
Le commissaire, lui, hésita une seconde.
La tentation lui venait de confisquer l’éloge à son profit.
S’il la repoussa, c’est qu’il était honnête et que de plus il ne lui déplaisait pas de faire pièce à Gévrol, pour le punir de sa légèreté présomptueuse.
– Je dois avouer, dit-il enfin, que l’honneur de cette enquête ne me revient pas.
– Dès lors, à qui l’attribuer, sinon à l’inspecteur du service de la sûreté ?
Ainsi pensa M. d’Escorval, non sans surprise, car ayant déjà employé Gévrol, il était loin de lui soupçonner l’ingéniosité, le style surtout, du rapport.
– C’est donc vous, lui demanda-t-il, qui avez si rondement conduit cette affaire ?
– Ma