Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau
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– Tonnerre !… exclama Gévrol, et moi qui….
Il s’arrêta court, en homme dont l’instinct a devancé la réflexion, et qui voudrait bien pouvoir reprendre ses paroles.
– Et vous qui ?… interrogea le commissaire. Que voulez-vous dire ?
Furieux, mais trop avancé pour reculer, l’inspecteur de la sûreté s’exécuta.
– Voici la chose, dit-il. Ce matin, il y a une heure, pendant que je vous attendais, monsieur le commissaire, devant le poste de la barrière d’Italie, où est consigné le meurtrier, je vis venir de loin un individu dont le signalement n’est pas sans analogie avec celui que nous donne Lecoq. Cet homme me parut abominablement ivre, il chancelait, il trébuchait, il battait les murailles … Il essaya de traverser la chaussée, pourtant, mais parvenu au milieu, il se coucha en travers, dans une position telle qu’il ne pouvait manquer d’être écrasé.
Lecoq détourna la tête, il ne voulait pas qu’on lût dans ses yeux qu’il comprenait.
– Voyant cela, poursuivit Gévrol, j’appelai deux sergents de ville, et je les priai de venir m’aider à faire lever ce malheureux. Nous allons à lui, déjà il paraissait endormi, nous le secouons, il se dresse sur son séant, nous lui disons qu’il ne peut rester là…, mais voilà qu’aussitôt il paraît pris d’une colère furieuse, il nous injurie, il nous menace, il essaye de nous frapper … Et ma foi !… nous le conduisons au poste, pour qu’il cuve du moins son vin en sûreté.
– Et vous l’avez enfermé avec le meurtrier ? demanda Lecoq.
– Naturellement … Tu sais bien qu’au poste de la barrière d’Italie il n’y a que deux violons, un pour les hommes, l’autre pour les femmes ; par conséquent…
Le commissaire réfléchissait.
– Ah !… voilà qui est fâcheux, murmura-t-il … et pas de remède.
– Pardon !… il en est un, objecta Gévrol. Je puis envoyer un de mes hommes jusqu’au poste, avec ordre de retenir le faux ivrogne….
D’un geste, le jeune policier osa l’interrompre.
– Peine perdue, prononça-t-il froidement. Si cet individu est le complice, il s’est dégrisé, soyez tranquille, et à cette heure il est loin.
– Alors … que faire ? demanda l’inspecteur de son air le plus ironique. Peut-on connaître l’avis de … monsieur Lecoq ?
– Je pense que le hasard nous offrait une occasion superbe, que nous n’avons pas su la saisir et que le plus court est d’en faire notre deuil et d’attendre qu’elle se représente.
Malgré tout, Gévrol s’entêta à dépêcher un de ses hommes, et dès qu’il se fut éloigné, Lecoq dut commencer la lecture de son rapport.
Il le débitait rapidement, évitant de mettre en relief les circonstances décisives, réservant pour l’instruction sa pensée intime, mais si forte était la logique de ses déductions, qu’à tout moment il était interrompu par les approbations du commissaire et les « très bien ! » des médecins.
Seul, Gévrol qui représentait l’opposition, haussait les épaules à se démancher le cou, tout en verdissant de jalousie.
Le rapport terminé :
– Je crois, jeune homme, dit le commissaire à Lecoq, que seul en cette affaire vous avez vu juste … Je me suis trompé. Mais vos explications me font voir d’un tout autre œil l’attitude du meurtrier pendant que je l’interrogeais, il n’y a qu’un moment. C’est qu’il a refusé, oh !… obstinément, de me répondre … Il n’a même pas consenti à me dire son nom…
Il se tut un moment, rassemblant dans sa mémoire toutes les circonstances du passé, et d’un ton pensif il ajouta :
– Nous sommes, je le jurerais, en présence d’un de ces crimes mystérieux dont les mobiles échappent à la perspicacité humaine… d’une de ces ténébreuses affaires dont la justice n’a jamais le fin mot…
Lecoq dissimulait un fin sourire.
– Oh ! pensait-il, nous verrons bien !…
Chapitre 9
Jamais consultation au chevet d’un malade mourant de quelque mal inconnu, ne mit en présence deux médecins aussi différents que ceux qui, sur la réquisition du parquet, accompagnaient le commissaire de police.
L’un, grand, vieux, tout chauve, portait un large chapeau, et sur son vaste habit noir mal coupé, un paletot de forme antique. Celui-là était un de ces savants modestes, comme il s’en rencontre dans les quartiers excentriques de Paris, un de ces guérisseurs dévoués à leur art, qui, trop souvent, meurent ignorés après d’immenses services rendus.
Il avait ce calme débonnaire de l’homme qui, ayant ausculté toutes les misères humaines, comprend tout. Mais une conscience troublée ne soutenait pas son regard perspicace, plus aigu que ses lancettes.
L’autre, jeune, frais, blond, jovial, trop bien mis, cachait ses mains blanches et frileuses sous des gants de daim fourrés. Son œil ne savait que caresser ou rire. Il devait s’éprendre de toutes ces panacées miraculeuses qui chaque mois sautent des laboratoires de la pharmacie à la quatrième page des journaux. Il avait dû écrire plus d’un article de « médecine à l’usage des gens du monde, » dans les feuilles de sport.
– Je vous demanderai, messieurs, leur dit le commissaire de police, de vouloir bien commencer votre expertise par l’examen de celle des victimes qui porte le costume militaire. Voici un sergent-major, requis pour une simple question d’identité, que je voudrais renvoyer le plus tôt possible à sa caserne.
Les deux médecins répondirent par un geste d’assentiment, et aidés par le père Absinthe et un autre agent, ils soulevèrent le cadavre et l’étendirent sur deux tables, préalablement mises bout à bout.
Il n’y avait pas eu à étudier l’attitude du corps, pour en tirer quelque éclaircissement, puisque le malheureux qui râlait encore à l’arrivée de la ronde avait été déplacé avant d’expirer.
– Approchez-vous, sergent, commanda le commissaire de police, et regardez bien cet homme.
C’est avec une très visible répugnance que le vieux troupier obéit.
– Quel est l’uniforme qu’il porte ? continua le commissaire.
– Celui du 53e de ligne, 2e bataillon, compagnie des voltigeurs.
– Le reconnaissez-vous ?
– Aucunement.
– Vous êtes sûr qu’il n’appartient pas à votre régiment ?
– Ça, je ne puis l’affirmer ; il y a au dépôt des conscrits que je n’ai jamais vus. Mais je suis prêt à affirmer qu’il n’a jamais