Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau
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Lecoq, sur ces mots, s’avança modestement :
– Je parle l’anglais, dit-il.
– Alors, très bien. Vous m’avez entendu, prévenu…
Déjà l’homme s’était une fois encore transformé. Le flegme et la gravité britanniques se peignaient sur son visage, ses gestes étaient devenus roides et compassés. C’est du ton le plus sérieux qu’il dit :
« Ladies, and Gentlemen, Long life to our queen, and to the honourable mayor of that town. No country England excepted, our glorious England ! – should produce such a strange thing, such a parangon of curiosity… »
[Note : Mesdames et messieurs. Longue vie à notre reine et à l’honorable maire de cette ville. Aucune contrée, l’Angleterre exceptée, – notre glorieuse Angleterre ! – ne saurait produire une chose aussi étrange, un pareil exemple de curiosité !…]
Pendant une minute encore, il parla sans interruption.
M. Segmuller s’était accoudé à son bureau le front entre ses mains, Lecoq dissimulait mal sa stupeur.
Seul, Goguet, le souriant greffier s’amusait…
Chapitre 20
Le directeur du Dépôt, ce fonctionnaire à qui vingt ans de pratique des prisons et des détenus donnaient une autorité d’oracle, cet observateur si difficile à surprendre, avait écrit au juge d’instruction :
« Entourez-vous de précautions, avant d’interroger le prévenu Mai. »
Pas du tout ! au lieu du dangereux malfaiteur dont l’annonce seule avait fait pâlir le greffier, on trouvait une manière de philosophe pratique, inoffensif et jovial, vaniteux et beau parleur, un homme à boniments, un pitre, enfin !
La déconvenue était étrange.
Cependant, loin de souffler à M. Segmuller la tentation de renoncer au point de départ de Lecoq, elle enfonça plus profondément dans son esprit le système du jeune policier.
S’il restait silencieux, les coudes sur la tablette de son bureau, les mains croisées sur les yeux, c’est que, dans cette position, rien qu’en écartant les doigts, il pouvait, à loisir, étudier son homme.
L’attitude de ce meurtrier était inconcevable.
Son « compliment » anglais terminé, il restait au milieu du cabinet, la physionomie étonnée, moitié content, moitié inquiet, mais aussi à l’aise que s’il eût été sur les tréteaux où il disait avoir passé la moitié de sa vie.
Et, réunissant tout ce qu’il avait d’intelligence et de pénétration, le juge s’efforçait de saisir quelque chose, un indice, un tressaillement d’espoir, une contraction d’angoisse, sur ce masque plus énigmatique en sa mobilité que la face de bronze des sphynx.
Jusqu’alors, M. Segmuller avait le dessous.
Il est vrai qu’il n’avait point encore attaqué sérieusement. Il n’avait utilisé aucune des armes que lui avait forgées Lecoq.
Mais le dépit le gagnait, il fut aisé de le voir, à la façon brusque dont il releva la tête au bout d’un moment.
– Je le reconnais, dit-il au prévenu, vous parlez couramment les trois grandes langues de l’Europe. C’est un rare talent.
Le meurtrier s’inclina, un sourire orgueilleux aux lèvres.
– Mais cela n’établit pas votre identité, continua le juge. Avez-vous des répondants à Paris ?… Pouvez-vous indiquer une personne honorable qui garantisse votre individualité ?
– Eh !… monsieur, il y a seize ans que j’ai quitté la France et que je vis sur les grands chemins et dans les foires…
– N’insistez pas, la prévention ne saurait se contenter de ces raisons. Il serait trop aisé d’échapper aux conséquences de ses antécédents. Parlez-moi de votre dernier patron, M. Simpson … Quel est ce personnage ?
– M. Simpson est un homme riche, répondit le prévenu d’un ton froissé, riche à plus de deux cent mille francs, et honnête. En Allemagne, il travaille avec un théâtre de marionnettes ; en Angleterre, il fait voir des phénomènes, selon le goût des pays…
– Eh bien !… ce millionnaire peut témoigner en votre faveur ; il doit être facile de le retrouver.
En ce moment, Lecoq n’avait plus un brin de fil sec sur lui ; il l’a avoué depuis. En dix paroles, le prévenu allait confirmer ou réduire en poudre les affirmations de l’enquête…
– Certes, répondit-il avec emphase, M. Simpson ne peut dire que du bien de moi. Il est assez connu pour qu’on le retrouve, seulement cela demandera du temps.
– Pourquoi ?…
– Parce que, à l’heure qu’il est, il doit être en route pour l’Amérique. C’est même ce voyage qui m’a fait le quitter… je crains la mer.
Les angoisses dont les griffes aiguës déchiraient le cœur de Lecoq s’envolèrent. Il respira.
– Ah !…fit le juge sur trois tons différents, ah !… ah !….
– Quand je dis qu’il est en route, reprit vivement le prévenu, il se peut que je me trompe, et qu’il ne soit pas encore parti. Ce qui est sûr, c’est qu’il avait arrangé toutes ses affaires pour s’embarquer quand nous nous sommes séparés.
– Sur quel navire devait-il prendre passage ?
– Il ne me l’a pas dit.
– Où vous êtes vous quittés ?
– À Leipzig, en Saxe…
– Quand ?
– Vendredi dernier.
M. Segmuller haussa dédaigneusement les épaules…
– Vous étiez à Leipzig vendredi, vous ?… fit-il. Depuis quand donc êtes-vous à Paris ?
– Depuis dimanche, à quatre heures du soir.
– Voilà ce qu’il faudrait prouver.
À la contraction du visage du meurtrier, on dut supposer un puissant effort de mémoire. Pendant près d’une minute, il parut chercher, interrogeant de l’œil le plafond et le sol alternativement, se grattant la tête, frappant du pied.
– Comment prouver, murmurait-il, comment ?…
Le juge se lassa d’attendre.
– Je vais vous aider, dit-il. Les gens de l’auberge où vous étiez logés à Leipzig ont dû vous remarquer ?…
– Nous ne sommes pas descendus à l’auberge.
– Où