Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau
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Je m’étais dit : celui-là est un homme d’un génie supérieur, d’une expérience et d’une pénétration consommées, audacieux, d’un sang-froid à toute épreuve et qui tentera l’impossible pour assurer le succès de sa comédie.
Oui, voilà ce que je disais, et à la première circonstance que je ne m’explique pas, là, sur-le-champ, je jette le manche après la cognée.
Il tombe sous le sens, pourtant, qu’un homme d’une prodigieuse habileté ne saurait avoir recours à des manœuvres vulgaires. Devais-je espérer qu’il coudrait ses malices de fil blanc ?
Allons donc !… plus les apparences sont contre mes présomptions et en faveur de la version du détenu, plus il est sûr que j’ai raison !… ou la logique n’est plus la logique.
Le jeune policier éclata de rire et ajouta :
– Seulement, exposer cette théorie à la Préfecture devant monsieur Gévrol serait peut-être prématuré, et me vaudrait un certificat pour Charenton.
Il s’interrompit, il était devant sa maison. Il sonna, on lui ouvrit.
Il avait lestement grimpé ses quatre étages, et il arrivait à son palier, quand une voix dans l’obscurité appela :
– Est-ce vous, monsieur Lecoq ?
– Moi-même, répondit le jeune agent un peu surpris, mais vous ?…
– Je suis le père Absinthe.
– Ma foi !… soyez le bienvenu, je ne reconnaissais pas votre voix… donnez-vous la peine d’entrer chez moi.
Ils entrèrent et Lecoq alluma une bougie.
Alors le jeune policier put voir son vieux collègue, et en quel état, bon Dieu !…
Plus sale il était et plus crotté qu’un barbet qui a été perdu pendant trois jours de pluie, sa redingote portait les traces de vingt murailles essuyées, son chapeau n’avait plus aucune forme.
Ses yeux étaient troubles et sa moustache pendait pitoyablement. Il mâchonnait à vide, comme s’il eût eu du sable plein la bouche. Par moments, il essayait de cracher ; il faisait le geste, l’effort … mais rien ne sortait.
– Vous m’apportez de mauvaises nouvelles ?… demanda Lecoq, après un court examen.
– Mauvaises.
– Les gens que vous filiez vous ont glissé entre les doigts.
Le vieux eut un mouvement de tête affirmatif de haut en bas.
– C’est un malheur, prononça le jeune policier, flairant quelque mésaventure, c’est un très grand malheur ! Cependant, il ne faut pas vous désoler outre mesure. Voyons, papa, relevez la tête, morbleu ! À nous deux, demain, nous réparerons cela.
Cet amical encouragement redoubla le très visible embarras du bonhomme. Il rougit, ce vieil homme de la police, comme une pensionnaire, et montrant le poing au plafond, il s’écria :
– Ah !… gredin, je te l’avais bien dit !
– Hein !… fit Lecoq, à qui en avez-vous ?
Le père Absinthe ne répondit pas, il se plaça bien en face de la glace et se mit à accabler son reflet des plus cruelles injures.
– Vieux propre à rien !… disait-il, vilain soldat ! n’as-tu pas honte ! Tu avais une consigne, n’est-ce pas ? Qu’en as-tu fait ? Tu l’as bue, malpropre, comme un vieil ivrogne que tu es. Va, cela ne se passera pas ainsi, et quand même M. Lecoq te pardonnerait, tu seras privé de goutte huit jours. Tu bisqueras, ce sera bien fait.
Voilà, justement, ce qu’avait pressenti le jeune policier.
– Allons, dit-il au bonhomme, vous vous sermonnerez plus tard. Contez-moi vite votre histoire.
– Ah !… je n’en suis pas fier, je vous prie de le croire, mais n’importe. Donc on vous a sans doute remis une lettre où je vous disais que j’allais filer les jeunes gens qui avaient reconnu Gustave ?…
– Oui, oui, passez !
– Pour lors, une fois dans le café, où je les avais suivis, voilà mes garçons qui se mettent à boire du vermouth à pleins verres, sans doute afin de chasser l’émotion. Après avoir bu, la faim les prend, et ils demandent à déjeuner. Moi, dans mon coin, je fais comme eux. Le repas, le café, le pousse-café, la bière, tout cela exige du temps. À deux heures, cependant, ils se décident à payer et à sortir. Bon !… je pensais qu’ils rentraient chez eux. Pas du tout. Ils gagnent la rue Dauphine, et je les vois ouvrir la porte d’un estaminet. Je m’y glisse cinq minutes après eux ; ils étaient déjà en train de jouer au billard.
Il toussait ; c’est que le difficile à dire arrivait.
– Je me mets à une petite table, poursuivit-il, et je demande un journal. Je ne le lisais que d’un œil, quand tout à coup entre un bon bourgeois qui se place près de moi. Sitôt assis, il me demande le journal quand j’aurai fini, je le lui passe, et nous voilà à parler de la pluie et du beau temps. Bref, de fil en aiguille, ce bourgeois finit par me proposer une partie de bezigue en quinze cents. Je refuse le bezigue, mais j’accepte un cent de piquet. Les jeunes gens, vous m’entendez, choquaient toujours l’ivoire. On nous apporte un tapis et nous voilà à jouer des petits verres de fine. Je gagne. Le bourgeois me demande sa revanche et nous jouons deux bocs. Je regagne. Il s’entête, nous nous mettons à jouer des petits verres … Et toujours je gagnais, et toujours je buvais, et plus je buvais….
– Allez, allez !… et ensuite ?…
– Eh !… voilà le hic ! Ensuite je ne me souviens plus de rien, ni du bourgeois, ni des jeunes gens. Il me semble cependant me rappeler que je m’étais endormi dans le café, et que le garçon est venu me réveiller et me prier de me retirer … Alors, j’ai dû vaguer sur les quais, jusqu’au moment où, les idées m’étant revenues, je me suis décidé à venir vous attendre dans votre escalier.
À la grande surprise du père Absinthe, Lecoq semblait encore plus préoccupé que mécontent.
– Que pensez-vous de ce bourgeois, papa ? interrogea-t-il.
– Je pense qu’il me suivait, pendant que je filais les autres ; et qu’il n’est entré au café que pour me griser.
– Donnez-moi son signalement ?
– C’est un grand bonhomme assez gros, avec une large figure rouge et un nez très camard, l’air bonasse….
– C’est lui !… s’écria Lecoq.
– Lui !… Qui ?
– Le complice, l’homme dont nous avons relevé les empreintes, le faux ivrogne, un diable incarné qui nous mettra tous dedans, si nous n’ouvrons pas l’œil … Ne l’oubliez pas, papa, et si jamais vous le rencontrez !…
Mais la confession du père Absinthe n’était pas finie, et comme les dévotes