Double-Blanc. Fortuné du Boisgobey
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– Et puis, pas de belle-mère! s’était écrié Pibrac, en apprenant que son ami Hervé allait épouser Mlle Solange.
Bernage était veuf depuis de longues années.
Il vivait comme vivent bien des Parisiens qui ont perdu leur femme étant jeunes, c’est-à-dire qu’il ne se privait pas de s’offrir des consolations, mais il avait toujours sauvegardé les apparences. On ne lui connaissait pas de liaison et s’il en avait de passagères, il ne les affichait pas.
Bernage était donc le modèle des beaux-pères et Hervé, qui l’appréciait à toute sa valeur, l’accueillit avec empressement.
– Je ne vous dérange pas, j’espère, dit l’aimable capitaliste, après avoir cordialement serré la main de son futur gendre. Je m’étais fourvoyé sur les boulevards, sans songer que le bœuf allait y passer, et à l’approche du cortège je me suis réfugié ici pour éviter d’être écrasé… mais vous étiez là-haut avec un ami et je ne veux pas que vous le plantiez là pour m’être agréable.
Hervé protesta qu’il ne tenait pas du tout à la compagnie d’Ernest Pibrac et saisit cette occasion de déclarer qu’il avait cessé de le fréquenter habituellement.
– C’était un assez bon camarade au temps où je menais la même existence que lui, mais nous avons bifurqué, dit-il gaiement. Je n’ai pas rompu, mais je ne le recherche plus. Il a le diable au corps et il finirait par me compromettre. Ainsi, tenez!… hier, vers minuit, j’allais tranquillement me coucher, quand j’ai eu la mauvaise chance de le rencontrer. Il s’est accroché à moi et il a tant fait qu’il m’a entraîné au bal de l’Opéra. Je m’en accuse devant vous, cher monsieur… c’est un commencement d’expiation.
– Vous n’avez rien à expier, mon cher baron, dit en souriant le plus accommodant des beaux-pères. Aller au bal de l’Opéra n’est pas un crime. J’y vais bien encore quelquefois, moi qui n’ai plus votre âge. Si la fantaisie m’était venue d’y entrer cette nuit, je ne m’en serais pas caché, et si je vous y avais vu, je ne vous aurais pas reproché d’y être.
– Donc, il n’y était pas, pensa Hervé. Pibrac a rêvé cette histoire du faux nez… à moins qu’il ne l’ait inventée pour se moquer de moi.
Et il répliqua vivement:
– Je ne me serais pas caché non plus, je vous prie de le croire… et je ne suis pas resté à ce bal… je m’y ennuyais à périr. Pibrac et sa bande ont soupé sans moi.
– Bravo!… ma fille sera charmée d’apprendre que vous êtes à l’épreuve des tentations.
– Me conseillez-vous donc de lui raconter?…
– Pourquoi pas?… Solange, Dieu merci! n’est ni une prude, ni une sotte, et elle vous saura gré de votre franchise. Elle est d’ailleurs convaincue que vous l’aimez trop pour vous galvauder comme ce M. Pibrac qui n’est pas de votre monde.
– Elle ne se trompe pas, je vous le jure, et…
– Vous lui direz cela tout à l’heure, si vous voulez m’accompagner jusqu’à la maison. Je rentrais quand je vous ai aperçu à la fenêtre, et maintenant que le cortège a défilé, nous ne risquerons plus d’être étouffés, en nous dirigeant vers le boulevard Malesherbes. Le thé doit être servi. Ma fille aura peut-être quelques amies, mais vous trouverez bien le moyen de lui faire votre cour, quand même.
Hervé ne demandait qu’à revoir Mlle de Bernage, quand ce n’eût été que pour chasser le souvenir de ses aventures nocturnes qui lui revenaient à l’esprit plus souvent qu’il n’aurait souhaité. Et il se promettait, tout en flirtant avec sa fiancée, d’insister pour que la date de leur mariage fût fixée à une époque plus rapprochée.
Il se défiait encore, par moments, de la solidité de ses résolutions, et il lui tardait de brûler, comme on dit, ses vaisseaux, afin de se mettre dans l’impossibilité de reculer.
La nuit vient de bonne heure au mois de février, et quand le futur beau-père et le futur gendre, qui étaient sortis ensemble du café, arrivèrent à la Madeleine, on allumait déjà les becs de gaz.
Ils n’avaient pas pu échanger beaucoup de paroles au milieu de la foule bruyante qui suivait le même chemin qu’eux, mais elle s’était éclaircie et Scaër, finit par remarquer le manège d’un monsieur qui leur emboîtait le pas depuis la rue Caumartin.
Ce monsieur les avait déjà dépassés plusieurs fois; puis, dès qu’il avait pris dix pas d’avance, il ralentissait son allure, se laissait dépasser à son tour et se remettait à marcher derrière eux.
Ainsi manœuvrent les lovelaces du pavé qui, avant d’aborder une femme rencontrée dans la rue, tiennent à l’examiner sous tous ses aspects.
Ce n’était pas le cas, et le suiveur pouvait bien être un espion, quoiqu’il n’en eût pas l’air.
Peut-être aussi ne s’occupait-il pas de les surveiller, car ils n’étaient pas seuls sur le large trottoir.
Hervé ne se rappelait pas l’avoir jamais vu et il jugea inutile de le signaler à l’attention de M. de Bernage.
Du reste, l’homme ne tarda point à hâter le pas et à se perdre dans la foule des passants qui le précédaient. Hervé crut s’être trompé et n’y pensa plus.
Ces messieurs passèrent devant la façade de la Madeleine, en causant, à bâtons rompus, comme on peut causer sur une voie publique, encombrée de promeneurs. Ce n’était pas le moment ni le lieu d’engager une conversation intéressante et ils n’y étaient pas disposés.
Décidé à suivre le conseil de son futur beau-père, Hervé se préparait à raconter gaiement à sa fiancée comme quoi il s’était montré au bal dans une loge pleines de belles de nuit qui n’avaient pas réussi à le séduire et de mauvais sujets avec lesquels il n’avait pas voulu souper.
M. de Bernage, lui, pensait sans doute à ses affaires. Il en avait beaucoup et quoiqu’il en prît à son aise, il ne les oubliait jamais complètement.
Ils cheminaient donc en silence et ils allaient traverser la chaussée pour remonter le côté gauche du boulevard Malesherbes, lorsque le financier s’arrêta.
– Mon cher, dit-il en se frappant le front, ma mémoire s’en va… c’est signe que je vieillis… J’oubliais que j’ai promis de passer à cinq heures chez un monsieur qui doit me donner une réponse au sujet d’une négociation très importante dont je l’ai chargé. Le dimanche gras!… c’est ridicule, mais c’est ainsi. Voilà ce que c’est que d’avoir de gros capitaux engagés! On n’a pas un jour de répit; et si je remettais l’entrevue à demain, il pourrait m’en coûter cher. Souffrez donc, mon ami, que je vous quitte. Allez sans moi demander une tasse de thé à ma fille et dites-lui que je ne tarderai pas à vous rejoindre. Mon homme demeure rue Tronchet, c’est tout près d’ici, et avec lui je n’en ai pas pour plus de dix minutes.
Ayant dit, M. de Bernage tourna les talons et se lança sur la longue esplanade plantée d’arbres qui borde la colonnade latérale de l’église.
Hervé ne fut ni trop surpris ni trop fâché de ce brusque départ.